Un des grands mérites de l’exposition Chaïm Soutine (1893-1943) / l’ordre du chaos à l’Orangerie est de caractériser l’apport de ce peintre encore incompris en France à la peinture moderne et d’évaluer les prolongements de son œuvre à travers une postérité qu’il n’attendait pas.

Dans ce bel ensemble (Portraits, Paysages, Natures mortes, Figures), je m’intéresserai principalement au tableau intitulé « La colline de Céret » peint en 1921 (County Museum of Art de Los Angeles) pour sa nature exemplairement illustrative du génie visionnaire de Soutine.

La colline de Céret se dresse, telle la vague de Courbet, dans sa cruauté chaotique. Masse menaçante de terre et d’arbres tordus, concassés, torturés par la réalité de la pesanteur et luttant pour rester debout. A peine si quelques effilochures de ciel parviennent à échapper à cette catastrophe.
Nous, spectateurs n’avons d’autre choix que d’entrer « héroïquement » dans le tableau ou de fuir et lui tourner le dos. Impossible de garder la distance du contemplatif, jouant à entrer et sortir. La flânerie du regard, la nonchalance paresseuse de l’amateur, goûtant ici une nuance, là un ton rare, sont interdits. Pas question de plaisir. La toile est un mur, vertical, épais, hérissé, croûteux, presque laid. Celui qui regarde est immergé, entraîné dans la lutte des éléments: on ne lui fait aucune concession, on ne lui offre aucune intercession. Il n’est plus spectateur, il n’est pas non plus acteur. Nous ne sommes plus dans le dispositif connu et reconnu de triangulation entre l’artiste / le public (le/les spectateurs) / et le produit (l’œuvre) avec ses interactions savamment dosées. L’immersion impose plus qu’elle ne propose. La réalité « colline » ne peut être « négociée » car elle se met en dehors de toute attente, de toute stratégie de jeu.
Par quels moyens?
La dislocation de l’espace et surtout l’abolition de la perspective. La perspective est un système de représentation arbitraire qui n’existait pas avant qu’on l’invente, qui suppose un spectateur parfaitement immobile placé à une distance précise de l’objet qu’il regarde, et ne regardant qu’avec un seul œil. La perspective est absente des paysages de Soutine, et cette absence met en péril la reconnaissance que nous pourrions en avoir.

En introduisant un principe d’isotropie (mêmes propriétés dans toutes les directions et dans toutes les dimensions de l’espace du tableau) Soutine « brouille les cartes ». Au premier abord nous ne démêlons rien de cet amas confus de matières et de couleurs. Immédiatement c’est le fouillis végétal et terreux qui nous happe. Nous sommes en pleine jungle et nous avançons en aveugle. Il nous faut travailler à tout remettre dans l’ordre que nous savons être celui du paysage: le ciel en haut, la terre en bas, etc. Aucun espace résiduel ne nous est donné pour prendre appui, nous situer en tant que spectateur avec un point de vue sur l’œuvre. La profondeur étirée par la perspective qui maintenait le tableau de paysage dans l’heureuse tranquillité d’une illusion pleine de charme a disparu. A partir d’une donnée instable de la perception, comme le fameux escalier rouge dont on ne sait s’il monte ou descend vers nous, la reconnaissance est rompue par l’introduction de l’ambiguïté. Cette ambiguïté formelle (ou chromatique) est une des clefs de tant de chefs-d’œuvre qui bouleversent notre vision de la peinture pour nous mener ailleurs. En faisant abstraction de la perspective, le paysage de Soutine s’abstrait d’une réalité convenue et nous place devant une autre réalité. Laquelle? La seule réalité de la peinture elle-même. Ce qui définit parfaitement et sans ambages l’abstraction picturale en tant que telle.
Je conçois bien qu’il soit incongru et même paradoxal de parler d’abstraction à propos des paysages de Soutine. Comment un tel débordement de furieuse subjectivité pourrait-il être qualifié « d’abstrait »? Et comment même peut-on parler de « réalisme abstrait »?
Le « fait » pictural des paysages de Céret nous oblige à laisser ces objections.
Tout se joue, selon moi, dans le double jeu installé entre représentation de la réalité et bidimensionnalité de la toile. Nous savons que le médium qui rend possible la conversion d’un terme dans l’autre est la perspective. Sans elle, représentation et bidimensionnalité s’en vont chacune de leur côté. C’est ce qui se produit chez Soutine avec l’effet de l’isotropie. Comme seul vingt ans auparavant Van Gogh l’avait fait à Arles mais allant encore plus loin dans le geste, Soutine fait véritablement exploser l’espace pictural: il fait sortir l’œuvre de son chassis, comme si l’œuvre elle-même était emportée vers une autre réalité qui l’entoure et qui l’aspire. C’est ce que Jack Tworkov a analysé très clairement quand il écrit au sujet des œuvres peintes à Céret: « Le tableau est animé d’un mouvement d’ondes centrifuges jusqu’aux bords qu’elles remplissent complètement[1]. » Loin d’être organisée autour d’un ou plusieurs centres, la composition s’ouvre de plus en plus au fur et à mesure que l’artiste rejoint la périphérie de la toile. Cette façon très personnelle d’organiser l’espace pictural a indirectement inspiré la composition de l’all-over, qui refuse la hiérarchie des tensions picturales. A l’énergie qui mêle intimement la figure et le fond répond, trente ans plus tard, Woman I de Willem De Kooning animée du même souffle.
Nous voyons donc la singulière position du paysage soutinien: il appartient au genre « paysage » par son titre, ses dimensions, ses éléments picturaux – même si le spectateur les reconnaît difficilement – et en même temps, l’espace limité par les dimensions de la toile, n’est pas, n’est plus l’espace perspectif de représentation d’un lieu.
Ce qui est présenté et non « représenté », c’est ce que j’appellerai un « diagramme » (pour emprunter une expression à Gilles Deleuze), c’est-à-dire un dispositif dont la vocation est de brouiller les données conventionnelles de la représentation figurative en induisant entre elles de nouvelles distances, de nouveaux rapports, d’où sortira un objet proprement pictural non figuratif qui ne raconte plus aucune histoire, est délié de toute mimésis et ne représente rien d’autre que son propre mouvement. C’est une construction abstraite, donnée à voir sous forme d’une image, appelant à entrer dans un réseau complexe de liens qui en forment la substance. On a alors davantage à faire à un index qu’à une icône: l’image désigne les chemins à parcourir par l’utilisateur, mais ne les représente pas.
Il semble que les paysages soutiniens soient de cet ordre, non pas des icônes qui évoqueraient un lieu réel (Céret) mais des indices appelant l’immersion du spectateur dans la complexité de leur composition picturale. Alors le seul référent est la peinture elle-même dont Céret est le prétexte avancé, ou le « motif ». Sauf qu’ici, le motif « Céret » qui sert de déclic à Soutine, le projette exactement en sen inverse de la représentation, dans une sorte d’abstraction ou d’expressionnisme abstrait.
Les paysages de Céret se tiennent à cette césure basculante où s’inscrivent le doute entre une réalité sensorielle dépouillée d’artifice qui s’efforce de rendre visible des forces, des énergies et une construction picturale n’ayant que ses propres règles pour conduite.
Soutine a donc touché les limites de l’expressionnisme figuratif, les ouvrant vers l’avenir. N’importe quel détail pris dans un de ses tableaux et isolé du contexte est en soi une peinture gestuelle des années 50. De « Cobra » à Pollock, en passant par de Kooning, tout l’expressionnisme, abstrait ou non, s’inscrit dans la faille de l’organisation spatiale du tableau que Soutine, le premier, a révélée.
Le fait est à retenir, car il nous amène à penser que l’art abstrait aurait, en vérité, des origines doubles et opposées. D’une part, il reprend la rigueur spatiale du cubisme qu’il porte à ses dernières conséquences; d’autre part, il se situe dans la « chute » de l’espace expressionniste où la forme, délivrée de tous liens, découvre son autonomie.

Reste à savoir pourquoi ce fut Soutine qui fut le révélateur de cette évolution et pas un autre. Ce n’est sans doute pas un hasard et cela mérite réflexion. Il faudrait considérer l’économie des échanges au sein des civilisations, voir comment un modèle esthétique est contesté, réinterprété, enrichi par des apports périphériques. Bref, comment opèrent les révolutions esthétiques, comment l’avenir prend forme lorsqu’un autre monde s’annonce et nous invite à y renaître.

Illustration: « La colline de Céret », 1921, photographie ©Lelorgnonmélancolique.


[1] « The way his pictures move towards the edge of the canvas in centrifugal waves filling it to the brim. », Jack Tworkov, « The Wandering  Soutine », Art News 49, n°7, novembre 1950.

  1. Nuageneuf says:

    Etre en communion avec Soutine est une chose. S’imbiber doucement de votre brillante étude en est une toute autre, brillante et majestueuse. Merci pour lui, merci pour nous. Vous soulevez un voile mystérieux sur cette œuvre pourtant si scellée, si hermétique – on croit que Soutine n’a peint que pour soi !. Enfin, c’est ce que j’ai toujours ressenti au contact de ses toiles. Car dans ses toiles coule un sang partagé.
    Soutine pressent-il un Grand Chaos ? Alors que paradoxalement, on l’a prénommé « VIE » , Chaïm, le prénom le plus porteur d’espérance…

    L’éclairage que vous nous faites partager est particulièrement enrichissant. Merci.

  2. Très brillant. Heureuse alternative à Hopper pour qui n’a pas réservé de billet. Il est étonnant aussi que Soutine ait réussi à transmettre à de nombreux élèves ce chaos que l’on penserait trop personnel. Il y a donc, dans cet écho, une forme.

  3. Cédric says:

    ( Au cinquième paragr. en partant de la fin :

     » Saul qu’ici, le motif « Céret » qui sert de déclic à Soutine, le projette exactement en sen inverse de la représentation… » ( ‘sauf’ et ‘sens’ ) )

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Patrick Corneau