Un beau portrait de femme moderne que les féministes (et autres Femen) ne devraient pas récuser…

« Beaux cheveux, beaux yeux, douces mains, jolis petits pieds, silhouette de rêve, peau blanche et fine, Fräulein Knuchel avait tout cela, mais Fräulein Knuchel n’avait pas encore de mari. Comment était-il possible que Fräulein Knuchel n’ait pas encore de mari? Pour la bonne raison qu’elle considérait que quiconque la voulait était une lavette. Pour la bonne raison qu’elle avait de grandes exigences. Pour la bonne raison qu’elle aimait rire et se moquer. Pour la bonne raison qu’elle ne voulait que le plus beau et le plus intelligent. Un homme simple et honnête était un dadais, et voilà pourquoi elle ne trouvait pas de mari. Elle voulait le plus intelligent et le plus beau. Tous les autres étaient des dadais. Quiconque l’aimait, elle le regardait de haut, et il était un cornichon. Fräulein Knuchel était-elle fière et arrogante? Oui, elle l’était, et de ce fait, elle n’avait pas de mari, car un homme raisonnable ne veut pas être un imbécile. Elle disait volontiers: «Moi, je ferais le malheur d’un homme», et avec des déclarations aussi audacieuses, elle se croyait prodigieusement intéressante, mais avec ce genre de déclarations, elle ne trouvait pas de mari, du moment qu’aucun homme raisonnable n’a envie de courir à son propre malheur. Il y en eut un, parait-il, qui lui fit une demande sincère, honorable. Elle lui dit: «Vous seriez un pauvre diable, si vous me preniez.» Il répondit: «Je ne veux pas être un pauvre diable», et il s’en fut, plantant là Fräulein Knuchel. Fräulein Knuchel voulait bel et bien un mari, mais elle ne voulait que le plus intelligent. Tous les autres étaient de simples nigauds. Qui lui voulait du bien était un bêta. Fräulein Knuchel était autoritaire. Elle voulait pour mari le plus beau et le plus intelligent, mais son mari devrait néanmoins lui obéir en tout, or un homme beau et intelligent n’aime pas obéir du tout, un homme brave et qui a des usages ne veut pas être un caniche, Fräulein Knuchel aurait dû y penser, mais hélas, elle n’y songeait pas. En se moquant, elle croyait être intéressante, et en repoussant, elle se croyait irrésistible, mais elle se trompait, et du fait qu’elle se trompait, elle ne trouvait pas de mari. Beaux cheveux, beaux yeux, douces mains, jolis petits pieds, silhouette de rêve, peau blanche et fine, Fräulein Knuchel avait tout cela, mais Fräulein Knuchel n’avait pas de mari. Comment était-ce possible? Saperlipopette! Nous l’avons dit, à quoi bon le dire encore une fois. Elle était économe et elle s’y connaissait en raccommodage, mais à part ça, elle ne pouvait que faire le malheur d’un homme, elle le disait elle-même. A quoi pouvaient être utiles à un homme son sens de l’économie et son habileté de raccommodeuse, si elle devait faire son malheur? A quoi bon ces beaux cheveux, beaux yeux, douces mains, jolis petits pieds, silhouette de rêve et fine peau blanche, si Fräulein Knuchel, comme elle le disait elle-même, ne faisait que son malheur? Si c’est pour être malheureux, je renonce volontiers à tous ces beaux cheveux, beaux yeux, douces mains, jolis petits pieds, silhouette de rêve, fine peau blanche, économie et habileté de raccommodeuse, je pars en courant et je me félicite d’être loin de toutes ces belles choses. Car un homme, qu’a-t-il à faire d’une femme intéressante; un homme intelligent se fiche de ce qui est intéressant, et du moment qu’un homme intelligent se fiche de ce qui est intéressant, Fräulein Knuchel ne trouvait pas de mari, car elle était intéressante. – Une femme ne doit pas être intéressante, mais honnête et modeste, gentille et vertueuse, ainsi, elle trouvera sûrement un mari, même si ce n’est pas le plus beau ni le plus intelligent, peut-être. »
Robert Walser, « Fräulein Knuchel » (1917) in Petite prose, Editions ZOE, 2009.

Illustration: Portrait de Mademoiselle Carlier, dite la « Dame au turban », par Lucien Lévy-Dhurmer (1910), photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau