J’ai abordé par le passé ce thème fascinant de l’attention, pas tellement dans son économie ou sa dimension psychologique, mais comme puissant instrument de connaissance et d’approfondissement spirituel. Sans aucun doute, Simone Weil est la philosophe qui en a le mieux articulé les dimensions morales, métaphysiques et surtout religieuses (« Ce n’est pas vainement qu’on nomme attention religieuse la plénitude de l’attention. La plénitude de l’attention n’est pas autre chose que la prière. »), avec une force qui nous retient encore (dans Attente de Dieu, particulièrement). Néanmoins l’inattention peut aussi avoir un statut et un usage parfaitement respectables en philosophie comme l’explique Clément Rosset dans un sagace hommage à Vladimir Jankélévitch repris dans Matière d’art (Fata Morgana, 2010):

« Ce que je me rappelle d’abord, dès que j’évoque mes souvenirs de Jankélévitch, c’est une prodigieuse faculté d’inattention. On avait l’impression que, tout en parlant et vous écoutant, il songeait à autre chose qui accaparait l’essentiel de son attention – d’une attention toujours occupée ailleurs. Il n’était jamais tout à fait à ce qu’il vous disait et encore bien moins à ce qu’on pouvait lui dire. Il ne dialoguait en somme que silencieusement et qu’avec lui-même. (…)
Cet art de dialoguer à part soi plutôt qu’à deux apparaissait de manière symptomatique dans les « interviews » accordées par Jankélévitch à la radio ou à la télévision. L’interviewé y répondait fort rarement aux questions posées, préférant le plus souvent, au grand embarras de l’intervieweur qui se sentait perdre à chaque réplique le contrôle de l’entretien, répondre aux questions qu’il se posait à lui-même. (…)
La vertu d’inattention est d’abord le lait de tout écrivain véritable, toujours soucieux, tandis qu’il vaque à d’autres occupations que l’écriture, de savoir comment il terminera un paragraphe commencé, ou comment il accordera une phrase à une autre. Pendant qu’il vous parle, il continue à songer qu’il a quelque chose sur le feu. Georges Perros dit très bien que l’écrivain ressemble à quelqu’un qui, tout en faisant mine de s’intéresser à la conversation, est en fait occupé à se demander s’il n’a pas oublié de fermer le gaz.
Cependant, chez Jankélévitch, l’inattention me semble aussi et plus fondamentalement liée au thème du temps, ou plus précisément de l’angoisse face au temps. On sait que la philosophie de Janké­lévitch consiste avant tout en une réflexion sur le temps, et il est remarquable que les toutes dernières lignes qu’il ait écrites reviennent justement au problème qui l’obséda toujours, – je ne résiste pas à la tentation de les reproduire ici: « Le temps n’est pas seulement le plus insaisissable d’entre les insai­sissables puisqu’il est, en tant que devenir, le contradictoire même de l’être: à peine avons-nous fait mine de définir le devenir, le devenir est déjà un autre que lui-même : le devenir est essentiellement instable. Tout ce qu’on en peut dire est encore trop appuyé, trop brusquement marqué pour ne pas immobiliser le temps dans sa détermination la plus trivialement grammaticale. Avant tout : le temps n’est pas une chose, res, un ceci ou cela ; il ne répond pas à la question : qu’est-il en soi? Et encore moins à la question, en quoi consiste-t-il? Il sert à comparer entre elles les durées commensurables, à les évaluer l’une par rapport à l’autre, sur une commune échelle, mais il reste muet quant à leur nature intrinsèque, quant à l’indéchiffrable énigme qu’elles représentent« , – la plume s’est arrêtée ici, avant même de conclure la phrase par un point. Or la distraction, ou l’inattention au présent immédiat, introduit une distance par rapport à l’instant qui passe et permet donc de se mettre – provisoirement – à l’écart et à l’abri du temps. C’est en quoi la distrac­tion est voisine de l’extase, laquelle signifie à la fois mise hors de soi (comme en témoigne l’étymologie du mot) et mise hors du temps. (…)
On doit naturellement louer et non pas blâmer Jankélévitch de cette inattention perpétuelle. Car elle est le signe d’une indifférence aux modes et aux influences, et par conséquent la marque de fabrique d’une pensée autonome qui énonce ce que son auteur a envie de dire non ce que le public pourrait avoir envie d’entendre. Jankélévitch illustre, mieux que la plupart de ses contemporains, ce qu’est le selbstdenken, le « penser par soi-même », – le fait que la philosophie est, pas seulement bien sûr mais d’abord et principalement, une affaire entre soi et soi. L’inattention n’empêchait nullement, faut-il le préciser, Jankélévitch d’être le plus attentif des auditeurs (et des lecteurs), – mais à sa manière et si je puis dire toujours après coup. Il n’écoutait pas, au sens usuel du terme, mais se rappelait parfai­tement ce qu’il avait entendu sans l’écouter sur le moment. (…)

J’ai toujours aimé les « distraits », les rêveurs, ceux qui font un pas de côté, se resserrent sur un secret. Jean Grenier disait: « Je ne suis pas absent, je suis présent ailleurs. »
Le salut est dans l’intervalle mort de l’absence.

Illustration: Chaïm Soutine, « Le philosophe », 1921.

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Patrick Corneau