P

Portrait du père de l’artiste en lecteur

« Les tons sont sobres. Prédo­minance du brun-rouge, du vert foncé, du noir. James Frédéric lit, assis dans un fauteuil coincé entre la cheminée et la fenêtre. Sur la cheminée, on distingue la partie inférieure d’une lampe à pétrole. Un soleil qui ne doit pas être bien vaillant illumine le côté gauche du personnage: le front proéminent, la joue, la barbe, le livre, les mains, le pantalon gris, le dessus des guêtres… Le gilet est noir, la veste aussi. Soigneusement coiffé, la raie au milieu, moustache et barbe bien taillées, James Frédéric a les jambes croisées. Absorbé, il penche la tête sur sa lecture. Le livre n’est pas simplement ouvert, mais est tenu replié sur lui-même pour que seule une page apparaisse à la fois. C’est un livre que l’on presse comme pour en extraire toute la sève. Et les deux mains de James Frédéric y sont agrippées avec une force et une détermination qui dépassent la banalité de la scène.
Il est d’ailleurs, à y regarder de plus près, comme un entêtement sourd, une volonté muette mais ferme, qui se dégagent du personnage et de sa posture. James Fré­déric, ici, dit non. Irrévocablement non. Non au bruit. Non aux débordements. Non aux vaines disputes. Non aux petits soucis. Non au petit commerce. Non à la bêtise. Non à la myopie. Non! Sa lecture est protesta­taire. Sa réalité est ailleurs. Son intimité secrète et invio­lable. Sa pensée, loin des désordres de l’instant, est envers distancié des choses…
James Frédéric Ensor, toujours dans le silence et la discrétion, s’est éteint six ans plus tard, en 1887. Son fils l’a dessiné sur son lit de mort. James Frédéric y ressemble comme un frère à ce que deviendra plus tard James Sidney… ‘C’était vraiment un homme supérieur’, dit de lui, bien des années après, son fils. »
Patrick Declerck, Démons me turlupinant, Gallimard, 2012.

En art, et en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. C’est même par là qu’aucun art n’est figuratif. La célèbre formule de Klee « non pas rendre le visible, mais rendre visible » ne signifie pas autre chose. Quand l’écriture vient s’unir avec bonheur à la peinture, c’est l’invisible même qui peut surgir…

Illustration: James Ensor (Ostende 1860 – 1949), Portrait du père de l’artiste, 1881, Royal Museum of Fine Arts Antwerp.

Répondre à AlfonsoAnnuler la réponse.

Patrick Corneau