C’est une rue longue, longue qui descend du Père Lachaise et prend pour ligne de mire la noire laide tour Maine-Montparnasse.
Une rue normale, ni meilleure, ni pire que la moyenne des rues. Une rue parisienne avec son lot de commerces: une pharmacie et son néon vert, un Lidl, une boucherie avec sa rôtisseuse qui embaume le trottoir, quelques cafés aux carrefours (car elle croise des rues tranquilles avant le débouché de l’avenue Parmentier) où l’on peut déjeuner avec une « formule ». Quelques « retoucheries », une laverie, des boutiques d’import de textiles chinois (un gaillard africain charge d’énormes ballots dans une camionnette sous l’œil placide – et aux aguets – du patron).
Quelques curiosités. Au début de la rue un immeuble néo-moderne avec une curieuse tour surmontée d’une imposante cloche en bronze, l’édifice n’est ni une église, ni une caserne. En face, un minuscule hôtel, si modeste qu’il n’accède pas même à une étoile: « Chambres à la journée et à la semaine – tarifs: de 24,80€ à 28,80€ ». Un restaurant de cuisine « caribéenne » côtoie une épicerie latina où l’on vend toutes les variétés de maté gaucho, de la mandioca brésilienne, etc. En face, la devanture rose fushia de la seule librairie érotique de Paris – en vitrine, titres et couvertures à défriser la  barbe d’un ayatollah – à l’intérieur dans un silence d’aquarium quelques messieurs sont penchés sur des volumes et tournent des pages… Dos à la vitrine, le libraire-éditeur, face à son écran, est immobile comme un homard. Quelques blocs plus bas, un bouquiniste récemment installé propose un fonds « Esotérisme, religion, philosophie » – à l’écart, un petit rayon de littérature modérément sulfureuse: des Rebatet, Brasillach, Drieu La Rochelle, Raspail, France-la-doulce de Morand, Textes sous une occupation (1940-1944) de Montherlant à des « prix-pas-d’ami ». Le père du propriétaire me souffle que les pamphlets de Céline « ne restent pas longtemps en rayon ». Tout ce beau monde coudoie la Commune, Louise Michel, Auguste Blanqui, un beau volume du Théâtre de Claudel, Lettres à sa mère de Marcel Proust dans l’édition Kolb.
Pas très loin de ces frissons intellectuels, un curieux magasin de layette offre un salon de thé pour « jeunes mamans » avec une carte nutritionnelle adaptée; une affichette collée  sur la vitrine donne le calendrier des « animations »: un certain Monsieur Le Chat vient lire des contes les mercredis après-midi. J’imagine ce Monsieur Le Chat après avoir réjoui une assemblée de bambins s’engouffrer dans la librairie coquine pour s’y procurer des « contes » avant de se présenter, quelques numéros plus bas, devant cette devanture opaque où seule clignote une guirlande de Noël autour d’une pancarte « massages relaxants chinois, thaïlandais, coréens, japonais ».

Je pense que Jean, le narrateur improbable et modianissime de L’herbe des nuits (Gallimard, 16,90€), n’a pas arpenté cette rue.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau