Puisqu’il est convenu que ce blog n’ignore rien de ce qui a pu se dire, s’écrire de ou autour de la mélancolie, en bien ou en mal, voici de larges extraits d’une belle réflexion de Claudio Magris, « Mélancolie et modernité », parue dans le Corriere della Sera du 22 mars 2007.

« Dans la Mélancolie de Durer, a écrit Walter Benjamin, « les instruments de la vie active gisent inutilisés sur le sol, objets de la rumination ». Pour le mélancolique, les choses sont énigmatiques, sans lien, closes chacune sur elle-même, dépourvues de signification authen­tique, parce qu’il ne les regarde pas avec cette affec­tivité, ce désir, cette confiance qui leur donne de la chaleur et les rend familières, amies des mains qui les touchent et les travaillent, qui fait d’elles des éléments de la vie — comme l’enchaînement des saisons dans lequel on peut s’inscrire harmonieusement, alors que le mélancolique n’y voit qu’une floraison inutile puisque vouée à disparaître.
La mélancolie — observait Goethe —, c’est l’inca­pacité d’aimer la répétition qui scande notre existence (les saisons, le jour et la nuit, les tâches et les habi­tudes quotidiennes, la succession des générations) et de jouir des innombrables et surprenantes variations que recèle toute apparente répétition quotidienne, en réalité toujours nouvelle et aventureuse. La mélancolie, au contraire, perçoit la fuite et le retour comme une mono­tonie infinie, le lent écoulement dans le vide de secondes et de minutes toujours semblables.
La mélancolie est une tristesse qui ne sait pas pré­ciser son objet ni sa cause; elle ressent intensément une perte, sans pouvoir dire de quoi. Elle a quelque chose à voir avec l’acédie, avec l’absence, dans laquelle on se complait paresseusement, de tout désir, de tout projet, de toute action; elle est donc proche du vice et du péché de l’un des péchés capitaux, même. Les moines du Moyen Âge le savaient bien, qui étaient mis en garde contre la tentation de l’acedia, contre les séductions de la dépression mélancolique que l’Ennemi leur insinuait dans l’accablement de l’heure méridienne, qui affaiblit les énergies et stimule les imaginations perverses. La mélancolie non seulement ne peut pas définir le manque dont elle souffre, mais elle ne veut pas non plus le faire, car elle se satisfait et se nourrit de cette perte indéfinis­sable et de l’impossibilité même de la définir, elle se complaît dans son voluptueux tourment; un tourment qui ne veut pas faire le travail de deuil, mais prolonger indéfiniment le deuil.
Le mélancolique est aussi un faussaire, affirme Kierkegaard, selon qui c’est la perte de Dieu, autrement dit d’une valeur centrale et unificatrice, qui empêche de voir le lien de sens entre les choses, la signification et l’unité de la vie, et qui induit à la mélancolie. Pour les moines celle-ci était un péché, qui impliquait aussi la sexualité; une sexualité indistincte, une nébuleuse de pulsions qui répugnent à déterminer leur objet, à se diriger vers un choix fort et précis, et s’ouvrent de ce fait à la séduction du pervers, auquel la mélancolie — comme en témoignent au long des siècles et plus encore à l’époque moderne tant de grandes œuvres litté­raires — peut, en maîtresse experte, initier.

(…) La mélancolie n’est pas seulement dépression psy­chique ou tristesse tortueuse et morbidement caressée. La fugacité et l’imperfection de notre vie en font une corde fondamentale de l’âme, même chez celui qui voudrait ressembler plutôt au rabbi David de Lélov* qu’aux moines enclins à écouter le démon de midi. Aucune vie ni aucune poésie de la vie ne peuvent ignorer la mélan­colie, la caducité du temps qui passe, ce qui manque toujours dans tout bonheur et dans tout amour même heureux, la décomposition des choses et des sentiments même les plus purs, le désenchantement, le fait que tout sans cesse s’altère et s’évanouit. L’amour, a écrit Charles-Louis Philippe, c’est tout ce qu’on n’a pas; ce manque n’est pas nécessairement vécu avec une volupté masochiste, il peut l’être avec un sentiment fort — clas­sique, antique — de l’inévitable déséquilibre qu’il y a entre le cœur et le monde, de la même façon que pour le théologien Romano Guardini la mélancolie est le sen­timent d’une insuffisance terrestre qui peut conduire à Dieu. Il n’est pas d’enchantement sans conscience et il n’est pas de conscience sans mélancolie. Il y a un siècle, un adepte de la physiognomonie, décrivant la belle bouche de Cléo de Mérode, grande actrice et grande amoureuse, remarquait qu’au fil des années s’était des­sinée autour de cette bouche comme une ombre de mélancolie. Peut-être était-elle, ainsi, encore plus belle. »
Claudio Magris, Alphabets, L’Arpenteur, 2012.

*David de Lelov, sur le point de mourir, aurait dit: « Je ris à Dieu, parce que j’ai accepté son monde comme il va. »

Illustration: « Job » de Francis Gruber (1912‑1948).

  1. Cédric says:

    La mélancolie n’est qu’une étape.

    Quand sont perdues toutes les illusions, quand l’être est totalement désabusé, une vérité se fait jour : La vie est magique. Cette vérité fait sourire le corps.

    1. « Job » de Francis Gruber a été peint vers la fin de la guerre. Sur la feuille peinte on lit:
      « Maintenant encore, ma plainte est une révolte, et pourtant ma main comprime mes soupirs… »
      phrase tirée d’une vieille bible que Francis Gruber avait trouvée chez lui puis lu.
      🙂

  2. Dès l'aurore says:

    Comme vous n’avez pas de « Contact », je laisse ici cette petite citation d’un grand mélancolique, au cas où elle vous aurait échappé (je n’ai pas pu vérifier, il n’y a pas non plus de fonction Recherche sur votre blog…) :
    « Hypocondrie mélancolique. C’est un terrible mal : elle fait voir les choses telles qu’elles sont. »
    Gérard de Nerval (Carnets)

    1. Merci pour la citation et l’intérêt que vous portez à mon blog. On peut me contacter par mail dans le volet droit: « Ecrivez-moi » et il y a une fonction « Recherche » qui permet d’accéder à tout le contenu du blog depuis 2006. Cordialement.

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Patrick Corneau