Je ne suis  pas un fan de Michel Houellebecq (Patrick Declerck* me paraît mieux doué littérairement parlant) mais je lui saurai éternellement gré d’avoir saisi l’esprit d’une époque avec trois morceaux de bravoure littéraires incontestés :
–      le tableau à peine anticipé de la France (« le pays le plus doué pour servir que je connaisse ») au bord de la crise et à l’heure de la « normalité »… (La Carte et le Territoire);
–      une description ravageuse de L’Espace du Possible, ce lieu de vacances « créatives » pour soixante-huitards babas, à Meschers, au sud de Royan (Les Particules élémentaires);
–      un portrait édifiant d’une femme analysée (Extension du domaine de la lutte):

« Véronique était « en analyse », comme on dit; aujourd’hui, je regrette de l’avoir rencontrée. Plus généralement, il n’y a rien à tirer des femmes en analyse. Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage, je l’ai maintes fois constaté. Ce phénomène ne doit pas être considérée comme un effet secondaire de la psychanalyse, mais bel et bien comme son but prin­cipal. Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l’être humain. Innocence, générosité, pureté… tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soi-disant patientes toute aptitude à l’amour, aussi bien mental que phy­sique; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l’humanité. Impitoyable école d’égoïsme, la psychanalyse s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût. Il ne faut accorder aucune confiance, en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes. Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer: voilà le portrait exhaustif d’une femme « analysée ». Véronique correspondait, il faut le dire, trait pour trait à cette description. Je l’ai aimée, autant qu’il était en mon pouvoir – ce qui représente beaucoup d’amour. Cet amour fut gaspillé en pure perte, je le sais maintenant; j’aurais mieux fait de lui casser les deux bras. Elle avait sans doute depuis toujours, comme toutes les dépressives, des dispositions à l’égoïsme et à l’absence de cœur; mais sa psy­chanalyse l’a transformée de manière irréversible en une véritable ordure, sans tripes et sans conscience – un détritus entouré de papier glacé. Je me souviens qu’elle avait un tableau en Velléda blanc, sur lequel elle inscrivait d’or­dinaire des choses du genre « petits pois » ou « pressing ». Un soir, en rentrant de sa séance, elle avait noté cette phrase de Lacan: « Plus vous serez ignoble, mieux ça ira. » J’avais souri; j’avais bien tort. Cette phrase n’était encore, à ce stade, qu’un programme; mais elle allait le mettre en application, point par point.

Un soir que Véronique était absente, j’ai avalé un flacon de Largactyl. Pris de panique, j’ai ensuite appelé les pompiers. Il a fallu m’em­mener en urgence à l’hôpital, me faire un lavage d’estomac, etc. Bref, j’ai bien failli y passer. Cette salope (comment la qualifier autrement?) n’est même pas venue me voir à l’hôpital. Lors de mon retour « à la maison », si l’on peut dire, tout ce qu’elle a trouvé comme mots de bien­venue c’est que j’étais un égoïste doublé d’un minable; son interprétation de l’évènement, c’est que je m’ingéniais à lui causer des soucis supplémentaires, elle « qui avait déjà assez à faire avec ses problèmes de boulot ». L’ignoble garce a même ajouté que je tentais de me livrer à un « chantage affectif »; quand j’y pense, je regrette de ne pas lui avoir tailladé les ovaires. Enfin, c’est du passé.

Je revois aussi la soirée où elle avait appelé les flics pour me virer de chez elle. Pourquoi, « chez elle »? Parce que l’appartement était à son nom, et qu’elle payait le loyer plus souvent que moi. Voilà bien le premier effet de la psy­chanalyse: développer chez ses victimes une avarice et une mesquinerie ridicules, presque incroyables. Inutile d’essayer d’aller au café avec quelqu’un qui suit une analyse: inévitablement il se met à discuter les détails de l’ad­dition, et ça finit par des problèmes avec le garçon. Bref ces trois gros cons de flics étaient là, avec leurs talkiewalkies et leurs airs de connaitre la vie mieux que personne. J’étais en pyjama et je tremblais de froid; sous la nappe, mes mains serraient les pieds de la table; j’étais bien décidé à les obliger à m’emmener de force. Pendant ce temps, l’autre pétasse leur montrait des quittances de loyer afin d’établir ses droits sur les lieux; elle attendait probablement qu’ils sortent leurs matraques. Le soir même, elle avait eu une « séance »; toutes ses réserves de bassesse et d’égoïsme étaient reconstituées; mais je n’ai pas cédé, j’ai réclamé un complément d’enquête, et ces stupides policiers ont dû quitter les lieux. Du reste, je suis parti pour de bon le lendemain. »
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, chap. 8.

* L’un et l’autre, ce qui expliquerait l’acuité de leur regard sur l’humaine condition, ont une passion pour les chiens et savent merveilleusement en parler… Autre point décisif qui donne à l’art de Patrick Declerck son caractère ultime: depuis 6 ans, il a une tumeur au cerveau inopérable. Il vit donc avec sa propre mort, inéluctable, « ce qui (lui) donne une immense liberté ».

Illustration: Clément, le fidèle Welsh Corgi de Michel Houellebecq.

  1. Cédric says:

    Relu avec plaisir ce texte.

    Ceci dit, rien n’est définitif, il suffit à cette Véronique de prendre conscience qu’elle s’est fait « gourouïser ». L’erreur étant évidemment celle de penser que quelqu’un d’autre que soi puisse en savoir plus ou mieux sur soi que soi !

    (( manquent deux accents aigus à « entourés » et « doublé », et juste avant ce »doublé » un ‘v’ à « trouvé » ))

    Au plaisir.

  2. Rodrigue says:

    Les deux protagonistes semblent pathétiques… Suicidaires, l’un et l’autre, et l’un contre l’autre (mais très loin, très loin) . Me fait penser au « Colloque des Chiens » de Raoul Ruiz. « Plus vous serez ignoble, plus ça ira » et dire qu’elle a pris ça au premier degré, les analystes devraient faire plus attention ! D’un autre côté, autant que les choses avancent, c’est ce que demandent tous les anal-ysés, sinon ils re-culent !

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Patrick Corneau