C’était à Paris, lors du dernier colloque de l’ADICORE (Centre de recherches sur l’Analyse des Discours: Constructions et Réalités). Deux jours de conférences et de débats à la Sorbonne. Le thème cen­tral portait sur « L’imaginaire des philosophes ». En marge des séances plénières, une demi-journée était consa­crée à rendre hommage à l’un de nos maîtres, le professeur Jean Caves, qui, à soixante-dix ans, prenait sa retraite après avoir occupé la chaire d’esthétique pendant six années.
Caves, homme secret et réservé, chez qui la pudeur donnait du prix aux moindres choses, était un homme fragile, inquiet, moins par ce qu’il rejetait que par ce qu’il aimait, oscillant sans cesse entre les fulgurances d’une foi indicible, voire inavouable, et un doute profond dont il refusait le néant quotidien. Caves, veston de tweed toujours, pas très grand, légèrement bedonnant, un visage qui rappelait celui de l’acteur Michel Simon dont il avait la manière un peu bouffie et complaisamment hésitante de parler. Caves, excellent connaisseur de l’art abstrait, grand prix national des Lettres, ancien collaborateur de la N.R.F., mentor et ami jusqu’en 1960 d’un célèbre philosophe « pour classes terminales ». Caves, peut-être plus véritablement écrivain que professeur, incarnait le scepticisme dans toute son aristocratique érudition. Le charme qui émanait de sa personne, le pouvoir qu’il avait de captiver son auditoire avec les auteurs les plus inattendus, les pratiques les plus insolites, les références les plus éclectiques, faisaient de lui ce qu’on appelait joliment, autrefois, un maître.
Nous étions quelques-uns de ses anciens élèves à présenter pour l’occasion un papier en lien avec un aspect ou l’autre de son œuvre.
Pour ma part, j’ai lu un travail sur les « biais autobiographiques dans l’œuvre de Jean Caves » où, interrogeant ses détours autobiographiques aussi multiples qu’originaux (carnets, souvenirs, autofiction, mémoires, lexiques, correspondances, et même prières…), j’essayais d’entrer dans les développements d’une pensée relevant davantage de la confidence chuchotée que l’assertion péremptoire…
En conclusion de l’après-midi, Jean Caves se leva et prit la parole :

Chers collègues, chers amis,
Ce n’est pas sans émotion que j’ai écouté vos diverses et excellentes contributions. Bien évidem­ment, indépendamment de leur intérêt scientifique, je n’ai pu m’empêcher de les recevoir comme des échos de fragments épars de ma personnalité, comme une mosaïque dont le dessin n’apparaît qu’au recul. Et une petite voix, au fond de moi-même, de s’interroger: comment as-tu fait pour devenir aussi « kaléidoscopique »… (Sourires).
Je vais, comme vous le savez, arrêter toute activité enseignante. En plus de mes petits-enfants à qui il m’apparaît chaque jour plus pressant de transmettre quelque chose de l’histoire et du sens, je prends ma retraite pour pouvoir enfin me consacrer, en amateur, à la peinture. Passion dont je sais qu’elle a parfois été l’objet de quelques plaisanteries de la part de mes collègues et étudiants qu’il m’est arrivé d’ennuyer horriblement en leur donnant, alors qu’ils n’en demandaient pas nécessairement, les dernières nouvelles de La Gazette de Drouot ou en leur imposant le récit détaillé des difficultés que je pouvais rencontrer dans la manipulation de mes châssis… (Ri­res).
Me permettrais-je néanmoins de réaffirmer, contre Freud lui-même, qui assurait (mais j’avoue avoir toujours un peu douté de sa totale bonne foi sur ce point) y être parfaitement insensible, que le sentiment océanique qui accompagne la contem­plation d’une toile achevée (et aux couleurs encore odorantes) est un narcotique bien doux, bien utile et — si pris, comme toute chose, avec modé­ration — non toxique… (Rires feutrés).
Mais en cette occasion un peu solennelle, c’est d’un épisode biographique que je voudrais vous parler. Un fragment autobiographique que je n’ai jusqu’à présent jamais publiquement évoqué, car il est une règle en cette maison qui veut que nous restions le plus discret possible sur nos personnes. Il est vrai que nous n’avons pas à encombrer nos étudiants de la réalité de nos propres vies et encore moins des difficultés personnelles qui peuvent être les nôtres. Mais peut-être n’est-il pas non plus inu­tile de rappeler à notre narcissisme que nos étudiants, par-delà un certain voyeurisme de surface, se fichent bien de nos personnes. Que seuls les inté­ressent notre fonction pédagogique et les diplômes qu’ils espèrent, éventuellement, en obtenir. En cela, les professeurs, tout comme les enfants, se révè­lent être d’un égocentrisme profond, auquel, dans leur immaturité, ils imaginent que leur faiblesse donne droit… (Raclements de gorge et légers bruits de chaises dans la salle).
Je vais donc évoquer devant vous, non pas ma carrière, mais une péripétie de celle-ci: mes candidatures à la Sorbonne. (Soudain silence grave).

(A suivre)

Illustration: Gabriel Von Max (1840–1915).

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Patrick Corneau