La parole est un terrible danger, surtout pour celui qui l’utilise, et il est écrit que nous devrons rendre compte de chaque mot que nous avons prononcé.
_______________________________________________ Cristina Campo

Face au déferlement de propos outranciers qu’a généré « l’affaire Millet », il nous a paru non trivial de publier le point de vue de Michel Crépu, écrivain et directeur de La Revue Des Deux Mondes (où il s’est aussi exprimé sur ce sujet dans son « Edito mobile« ).

Millet ou le roman impossible, Michel Crépu (« Rebonds », Libération, 3 septembre 2012)

Richard Millet voulait son « affaire », il l’a (l). Jouir enfin des voluptés de l’oppro­bre. Félicité de la mise au ban. Pour ce­la, il fallait mettre le paquet, car les pla­ces sont chères. On ne peut pas dire, en trouvant du talent grammatical à la mi­traillette de M. Breivik, qu’il a regardé à la dépense. Ai-je envie de lui jeter la pierre? Non. Le regretté Bernard Delvaille, auteur d’une merveilleu­se anthologie (2) de poésie française que Millet doit connaître, a écrit ces mots que je fais miens: « Je n’ai jamais hué personne. » Ce n’est pas maintenant que je vais commencer, même avec une telle « affaire », où l’ignominie le dispute à l’indigence intellectuelle – j’allais écrire « philosophique », mais le compte n’y est pas. Désolé. Fallait-il éditer ce délire? Pierre Guillaume de Roux, l’éditeur, qui ne porte pas n’im­porte quel nom dans l’histoire de la littérature contemporaine, a pensé que oui. C’est son droit, il l’as­sume en invoquant la tradition polémique. Je crois à l’inverse que nous sommes ici aux antipodes de la tradition polémi­que, laquelle sup­pose la reconnais­sance d’un adversaire. Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas le cas. Pierre Guillaume de Roux est un ami personnel, il le restera, car sinon, n’est-ce pas, à quoi bon l’amitié. Mais cela n’empêche pas de réfléchir. Car enfin que se passe-t-il pour qu’un écrivain, employé de Gallimard mélange à ce point l’art du subjonctif avec celui de tuer des étudiants assis en tailleur, criminellement occupés du sort du monde comme on peut l’être à 20 ans?
Je revois Millet, il y a plus de vingt ans, assis, farou­che, dans une galerie de la rue de Seine, en l’hon­neur de Robert Marteau, écrivain admirable dont j’espère qu’il l’admire encore. A l’époque, il s’occu­pait d’une charmante revue de poésie qui s’appelait Recueil. Les années passèrent, Millet écrivait des romans graves et beaux, où la Corrèze (encore elle!) servait de matière méditante à une inquiétude mé­taphysique. Par-delà le haut plateau régional, l’au­teur avait en vue la fin d’un monde, le nôtre. C’était beau et triste, cela avait de la tenue mais cela man­quait de nitroglycérine.
Ainsi passâmes nous en une poignée d’années, du registre Corrèze métaphysique à celui de l’exécra­tion pure; de la complexité romanesque au raccour­ci idéologique radical. Si j’ajoute à ce basculement un détour par les phalanges chrétiennes libanaises, j’obtiens le Millet actuel, campant romantiquement son personnage d' »adieu à-la-littérature ». Parfois, il laisse entendre au micro qu’il a peut-être tué des enfants à Beyrouth, pendant la guerre. C’est curieux, je croyais que quand on avait tué un enfant, on le sa­vait. Mais je me trompe peut-être.
Venons-en à l’objet du délit. Pour ce qui est de l’ig­nominie, je n’ai nulle envie d’insister.
Un livre récent de l’historien américain Timothy Snyder (Terres de sang, l’Europe, entre Hitler et Staline (Gallimard), de toute évidence l’ouvrage le plus important de cette année 2012) fixe pour nous le périmètre européen d’une histoire qui ne date pas de la semaine dernière. Souvenons-nous au passage de cette époque si joyeuse des sixties où un Fanon, un Sartre, réclamaient depuis la terrasse du Flore une balle dans la peau pour tout chien d’anticommuniste. Aujourd’hui qu’il n’y a plus d’anticommuniste, l’homme à abattre a changé d’allure: c’est le gentil bobo social-démocrate, désigné au poteau pour collu­sion avec le nihilisme chaque jour plus impérieux à la conquête des esprits. Le bobo social-démocrate ne sait plus lire, il ne sait plus écouter, il ne sait plus rien à vrai dire. Cela explique la mansuétude de Millet à la tuerie de Norvège: la guerre implacable qu’il con­vient de mener contre la dissolution des formes dans l’ignoble grand bain festif.
Nous connaissons ce procès, ouvert naguère par le regretté Philippe Muray, aujourd’hui psalmodié par la haute bigoterie du politiquement incorrect. Mais Muray était follement talentueux, malin, et drôle. Il n’était pas dupe de ce nouveau décor, laissant tou­jours traîner une carte de visite freudienne dans ses textes, au cas où. L' »homo festivus » est ainsi deve­nu le modèle de cette révolution anthropologique que Muray s’est amusé à décrypter pour notre joie. Détail qui a son importance, il réalisait par les voies d’une sociologie philosophique ce qu’il n’était point parvenu à faire sur le terrain de l’expérience roma­nesque proprement dite. Il est plus simple de traiter la question nihiliste en sociophilosophe que de réussir le roman de la chose, épreuve suprême où Muray échoua. Il y a ici un leurre esthétique où Millet s’est engouffré et où il a fini par s’enfermer à double tour. L’échec au roman précède la clôture dans un délire d’exécration qui tourne à vide.
Les Norvégiens ont payé ici la note du péché suprê­me: être social-démocrate. Quel était donc leur cri­me? Avoir de la considération pour la sphère du po­litique, qui n’appelle pas le crachat pseudo aristocratique. La sphère du politique est le lieu impur par excellence, le lieu des contradictions, des impossi­bilités, des compromis et même, mais oui, d’une cer­taine douceur. Cela a d’autant plus de prix à nos yeux que le nihilisme est en effet à l’œuvre. Nous ne som­mes pas si niais, nous savons bien que le talent ora­toire de M. Ayrault, quoiqu’immense, n’y suffira pas. Chateaubriand, témoin direct à vingt ans de la Ré­volution, avait compris cela, parmi les premiers. On ne résiste pas à la barbarie en se faisant barbare. On ne dicte pas sa loi à l’histoire quand celle-ci a déci­dé de parler et cela ne veut pas dire qu’on se couche à ses pieds. On résiste aux puissances du mal par les moyens de la confrontation, de la liberté individue­lle, du sens de la continuité relative, source inépui­sable d’ironie. La sévérité de Chateaubriand pour son temps (ce « on ne lit plus en France, monsieur » qui claque comme une gifle dans les Mémoires d’ou­tre-tombe) n’avait d’égal que sa passion pour lui. Je hais mon époque, je l’aime; j’aime mon temps, je le hais. Je ne sache pas que cette leçon apprise par Chateaubriand à l’épreuve des faits soit nulle et non avenue pour nous. Sans doute est-ce pour ne l’avoir jamais oublié que Chateaubriand est resté un très grand écrivain, lui.

(l) Richard Millet, éditeur chez Gallimard, vient de publier Langue fantôme: essai sur la paupérisation de la langue suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik, éd. Pierre-Guillaume de Roux.
(2) Mille ans de poésie française, Bouquins, Laffont (1991).

Illustration: origine inconnue.

  1. Cédric says:

    Merci pour cette lecture.

    « …la haute bigoterie du politiquement incorrect. » belle formule

    J’ai un jour écrit « Fustiger la bien-pensance en est devenu une ».

  2. Cédric says:

    Encore un petit mot concernant l’illustration. Vous commencez à me connaître, quand je lis « Illustration: origine inconnue. », je ne peux m’empêcher de la faire glisser dans Google Images et voir ce que ça donne. 😉

    Là j’apprends que cette image illustre la couverture d’un livre : « Le pont dans la jungle » d’un certain B. Traven. http://www.amazon.fr/Le-pont-dans-jungle-Traven/dp/2070426432

    Auteur dont j’apprends l’existence grâce à vous, alors merci ! 😉

    Et pour qui veut plonger dans la vie pour le moins mouvementée de cet auteur aux nombreuses facettes, on trouvera une biographie bien fournie ici : http://www.bibliotrutt.eu/artman2/publish/tome_4/Notes_15_suite.php

    Décidément avec internet, tout mène à tout.

  3. Cédric says:

    Encore un petit mot concernant l’illustration. Vous commencez à me connaître, quand je lis « Illustration: origine inconnue. », je ne peux m’empêcher de la faire glisser dans Google Images et voir ce que ça donne. 😉

    J’apprends que cette image illustre la couverture d’un livre : « Le pont dans la jungle » de B. Traven. (http://www.despasperdus.com/index.php?post/2009/09/24/Le-pont-dans-la-jungle-%28B.-Traven%29)

    Auteur dont j’apprends l’existence grâce à vous (même si c’est à l’insu de votre plein gré), alors merci ! 😉

    Et pour qui veut plonger dans la vie pour le moins trépidante de cet homme aux multiples facettes, voici une biographie bien fournie : http://www.bibliotrutt.eu/artman2/publish/tome_4/Notes_15_suite.php

    Au plaisir.

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Patrick Corneau