« ‘L’art est une stupidité’, disait Jacques Vaché avant de se tuer en optant pour le chemin le plus direct vers un statut d’artiste du silence. Ce livre ne fera pas beaucoup de place aux bartlebys sui­cidés, qui m’intéressent peu en ce que se donner la mort est un geste assez éloigné des nuances et de l’invention subtile d’autres artistes – en fin de compte assez éloigné du jeu, qui est toujours plus imaginatif qu’un coup de pistolet dans la tempe – lorsqu’il s’agit de justifier leur silence.
Vaché a sa place dans ce cahier, je ferai une excep­tion pour lui, tant sa phrase sur la stupidité de l’art m’enchante, et tant je lui dois d’avoir compris que chez certains auteurs le choix du silence ne réduit pas leur œuvre à néant; au contraire, il confère rétroactivement un pouvoir et une autorité supplé­mentaires à cela même qu’ils ont renié: répudier son œuvre la pare d’une validité nouvelle, d’un sérieux indiscutable. C’est Vaché qui m’a ouvert les yeux sur ce sérieux, un sérieux qui consiste à ne pas interpré­ter l’art comme quelque chose dont le sérieux se per­pétuerait éternellement, comme une fin, comme le véhicule permanent de l’ambition. Susan Sontag le dit ainsi: « L’attitude vraiment sérieuse est celle qui voit en l’art un moyen d’obtenir quelque chose à quoi l’on n’atteint peut-être qu’en abandonnant l’art. »
Je ferai donc une exception pour Vaché le suicidé, paradigme de l’artiste sans œuvre; une poignée de lettres à André Breton aura suffi à le faire figurer dans toutes les encyclopédies. » Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Christian Bourgois, 2002.

Ainsi s’exprimait Enrique Vila-Matas dans sa remarquable compilation des « écrivains négatifs qui emplissent de leur assourdissant silence l’histoire de l’écriture ». Sauf qu’à l’époque où Vila-Matas écrivait ces lignes il existait peu d’éléments de référence sur la vie de l’énigmatique Jacques Vaché. Ainsi, il semble qu’il ne se soit pas suicidé comme le pense Vila-Matas (selon une thèse sciemment construite par Breton*), mais que sa mort avec celle d’un camarade nantais, le 6 jan­vier 1919, dans une chambre d’hôtel, soit un accident imputable à une involontaire surdose d’opium. Ces faits et bien d’autres concernant la brève vie de ce dandy des tranchées, ont été reconstitués et vérifiés par Bertrand Lacarelle dans un très documenté petit livre, malheureusement un peu brouillon, où il s’attache à restituer le personnage Jacques Vaché, « pris jusqu’ici dans une légende obscure et fantasmatique » entretenue, sacralisée par le pape du surréalisme. Grâce à l’analy­se scrupuleuse des lettres (inédites ou publiées) adressées du front par le soldat Vaché (« Je promène de ruines en villages mon monocle de Crystal et une théorie de peintures inquiétantes. ») à sa famille et à ses amis (Breton, Fraenkel, Aragon), Bertrand Lacarelle éclaire la personnalité controversée de celui qui fut le symbole intouchable du désenga­gement, de la négation et de la dénonciation de l’esprit artiste; bref, de l’indifférence à toute réalité: « un déserteur métaphysique, un explorateur élégant de l’extra-lucidité. »

Et puis — produire? — « viser si consciencieusement pour rater son but ».

Écrire sur du papier analogue avec le crayon est ennuyeux.

A part cela qui est peu — Rien.
—————————————
J.V.
[citations placées en exergue du livre de Bertrand Lacarelle, Jacques Vaché, Grasset, 2005. Né en 1978 à Angers, Bertrand Lacarelle vit à Paris où il a fait des études de lettres; lecteur chez Gallimard, il est l’auteur d’un livre sur Cravan paru en 2010. Les Lettres de guerre de Jacques vaché sont disponible dans la collection « Mille-et-une-nuits », n°355, 1,95€]

*Comme le souligne Lacarelle: « Le détachement suprême, la désacralisation radi­cale de Jacques Vaché fondent l’attitude révolu­tionnaire nécessaire à Breton pour se libérer et déchaîner l’esprit nouveau du surréalisme. » Breton avait donc tout intérêt à favoriser l’image d’un Jacques Vaché « suicidé de la société »…

Illustration: Éditions Grasset.

  1. Rodrigue says:

    Peu d’auteurs savent se taire lorsqu’ils n’ont plus rien à dire. Cioran, et plus près de nous et dans un autre registre Jonathan Littell

  2. gmc says:

    de mémoire, il me semble que rimbaud l’avait déjà dit quelque temps auparavant dans son  » l’art – ou la poésie, ce qui revient au même – est une sottise », ce qui est on ne peut plus visible dès lors qu’on se pose la question de l’identité de l’audience^^

Répondre à CédricAnnuler la réponse.

Patrick Corneau