Si le prix de la « littérature mélancolique », ou même de la « mélancolie balnéaire », existait, il faudrait le décerner à Benoît Duteurtre pour son délicieux L’Eté 76 qui vient faire suite à Les pieds dans l’eau (2008). Ceux qui, dans la canicule (on ne parlait pas encore de « réchauffement climatique ») de cet exceptionnel été 76, écoutaient Led Zeppelin, volume 2, Creedence Clearwater Revival, Alice Cooper, lisaient Best, cachaient au fond de leur besace en laine (tissage traditionnel) des BD anticonformistes ou vaguement érotiques comme Fluide Glacial ou Métal Hurlant, se gondolaient avec les « fiches bricolages » du Professeur Choron dans son journal « bête et méchant », ingurgitait à haute dose Cecil Taylor, Archie Shepp ou Albert Ayler au grand dam de leurs parents et voisins, me comprendront.
Benoît Duteurtre en Normand qui a lu, et bien lu, son voisin Gustave Flaubert arrive à distiller sur 187 pages à partir de l’air du temps (la France giscardienne) et du génie des lieux (Le Havre et sa tristesse atlantique) cette émotion qui saisit Frédéric à la fin de L’éducation sentimentale: le souvenir d’avoir connu le bonheur dans des époques lointaines, qui ne reviendront plus et la mélancolie qu’on en éprouve. On a beau savoir que loin, loin s’est enfuie la kermesse du monde, nous ne renonçons pas à notre vain désir car ce désir est celui de l’éternel retour en même temps que la reviviscence de nos premières découvertes.
Pour éviter l’écueil de la bluette pleurnicharde, Duteurtre a intelligemment entrecoupé son récit d’ »interludes » où l’homme mûr et désillusionné qu’il est devenu pose un regard distancié, amusé (et un rien moraliste*) sur l’adolescence d’aujourd’hui – extrait:

« Quelque chose, pourtant, a probablement changé; car l’ado­lescence, en 1975, ne représentait pas comme aujourd’hui un modèle social. Une formule usuelle la désignait plus couramment comme l' »âge bête ». Sa simple évocation recouvrait encore quelque chose de malsain lié à la transformation de la voix et du corps, à l’éveil de la sexualité, aux boutons sur le visage, aux conflits avec les parents. La jeunesse, longtemps, n’avait guère eu d’exis­tence avant le service militaire ou le mariage qui, d’un seul coup, transformaient l’enfant en adulte responsable.
Contre cette négation de l’adolescence, héritée du XIXe siècle, les mouvements contestataires des années soixante avaient pré­tendu donner la parole aux jeunes, à l’égal de leurs aînés. Nos emballements politiques étaient simplistes, nos lectures mal digé­rées, mais la réflexion, la discussion, le débat leur prêtaient une forme de sérieux adulte. Par notre assurance de petits intellos en herbe, pleins de mépris pour les autres, nous étions pareils à n’importe quelle bande de notre âge, s’affirmant par le mimé­tisme ; mais nous ne souhaitions en rien former une généra­tion avec ses mœurs particulières. En nous rassemblant autour de certaines convictions esthétiques ou politiques, il nous sem­blait au contraire que nous pouvions, à quinze ans, entrer immé­diatement dans la maturité, échappant à l’horreur d’être seule­ment des « ados » en pleine mutation.
L’idée même d’un style de vie façonné pour cette « classe d’âge » nous aurait paru détestable, quand bien même la culture jeune se profilait déjà — lorsque je restais fasciné par le poster de Jimmy Page, ou que je voulais convaincre ma mère de m’offrir un blouson en jean pour coller à une certaine image. Notre allure rebelle et nos accoutrements (mes cheveux longs, mon sac en laine, ou cette façon qu’avait une de mes cousines de se vêtir toujours en noir) préfiguraient sans le savoir un marché en pleine croissance dont la presse, les marques de vêtements et les multinationales de la communication commençaient à s’empa­rer dans le sillage du mouvement hippie et de la pop music.
Aujourd’hui, l’adolescent est devenu le « jeune » et s’est trans­formé en « cœur de cible ». Il reste, le plus souvent, étranger aux débats qui nous animaient, comme s’il avait pris la mesure de la « fin des idéologies ». Il lit peu et cherche moins à ressembler aux adultes qui, d’ailleurs, l’encouragent à rester futile et désinvolte. Les industries de la mode et du divertissement ont stylisé le modèle du teen-ager, associé à la consommation de produits spé­cifiques: séries télévisées, marques de vêtements, groupes favoris, jeux vidéo, langage SMS, navigation en ligne, compétitions sportives, boissons sucrées, nourriture rapide. Décliné dans une multitude de variantes, ce modèle se transforme chez la plupart des « jeunes » de quinze ans en profession de foi; car cet âge possède instinctivement l’art de faire passer les phénomènes de mode pour des choix personnels, cultivés avec dédain pour les ignares qui ne les partagent pas.
Le teen-ager ne suscite plus l’indifférence des adultes; il ne les intimide plus comme les blousons noirs; il ne leur parle plus sur pied d’égalité comme les gauchistes. Il s’est transformé en image glorifiée par la publicité et le cinéma pour sa fraîcheur, son audace et son désir de changement — mais aussi son adhésion rapide à tout ce qu’on essaie de lui vendre, et sa force de pression pour l’obtenir. Sur les vieilles photos de classe, les lycéens posaient en costume cravate pour ressembler à leurs aînés. Ils rêvaient de devenir adultes. Aujourd’hui, tous les rebelles vieillissants rêvent de porter les T-shirts de leurs fils afin de prolonger une illusion de jeunesse éternelle, devenue le conformisme de notre époque. « Il y a moins de différence entre nous et nos enfants », s’enthousias­mait encore le père d’un des rockers, comme pour témoigner d’un réel progrès. » Benoît Duteurtre, L’été 76, « Interlude perplexe », Gallimard, 2011.

* »Je ne suis pas exactement un passéiste inconsolable; mais, devant chaque nouveauté, je ne puis m’empêcher de mesurer ce que nous perdons. » écrivait-il dans Le Retour du Général, Fayard, 2010.

Illustration: Le Havre, années 70.

  1. La Présidente du jury says:

    Monsieur Lorgnon, nous vous décernons le prix Poésie Balnéaire 2012.
    En effet votre poème Summertime remue une douce mélancolie.
    Votre récompense vous attend à notre siège, il s’agit d’un exemplaire dédicacé de La Beauté, une éducation méphitique de qui vous savez.

  2. Cloé says:

    c’est violent. c’est peut-être juste comme vision. mais pas aussi indépassable. Une nouvelle forme de désir pourrait apparaître. un désir de liberté, de vraie liberté. j’y crois…nous avons des débats animés avec mon fils, il s’interroge, il se sert de son cerveau de temps en temps 🙂

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Patrick Corneau