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Voilà pourquoi votre fille est muette devant l’art contemporain…

« Donc, effectivement, vous devez avoir une activité importante et résolue du côté de la bande-son – qui est tout à fait importante dans l’art contemporain, et qui l’a toujours été. Et vous devez par ailleurs en passer par cette épreuve, à laquelle ces artistes vous soumettent, de comprendre, ou du moins d’avoir une vision de l’ensemble de leur production pour pouvoir placer de manière juste tel ou tel objet auquel vous êtes directement confronté. (…) Car si vous êtes confronté à tel objet d’Anselmo, si vous ne connaissez pas la totalité dans laquelle ça s’ins­crit, cet objet restera à jamais énigmatique pour vous, incompréhen­sible. Et une bonne partie, je pense, de la résistance – qui a toujours été mais qui s’exaspère peut-être actuellement – à l’art contemporain, provient de ce fait, que ceux qui veulent s’en rapprocher ne veulent pas faire l’effort d’en passer par la compréhension intellectuelle, conceptuelle, de la situation des objets. Et du processus. Car là il y a un point qui est très important, de bien discerner chez tous ces artis­tes dont nous parlons la valeur du processus. C’est-à-dire que ces artistes mènent un ensemble d’expériences, ces expériences sont liées entre elles à la manière d’un récit – le récit compte énormément. Et donc de la même manière que dans l’art classique vous aviez la connaissance directe ou indirecte de la Bible et de tous les textes qui s’y rattachent et qui vous donnaient la clé de la signification de ce que vous voyiez dans tel ou tel tableau, eh bien là le même effort est à produire, sauf que cet effort est à adapter à la situation indivi­duelle de chacun des artistes considérés. Aimer l’art contemporain, à mon sens, demande beaucoup de travail. C’est sans doute d’ailleurs pourquoi si peu l’aiment réellement – c’est que tout ce qui suppose travail n’engage pas forcément les foules.

Je crois que l’art est toujours actuellement sous-tendu par une idéolo­gie de co-naturalité. C’est-à-dire, je crois que tout un chacun, concer­nant l’art contemporain, n’accepte pas d’avoir à en passer par cette nécessité de la connaissance de la prescription de l’artiste lui-même. Il y a encore une idéologie bien active qui prescrit pour chacun que le rapport à l’art doit passer par le sensible, et rien d’autre.

L’art est un travail. De la même manière que vous vous sentez très exclu du monde de la voiture si vous ne conduisez pas. (…) L’art demande un travail, s’approcher d’un Kandinsky demande un travail. Mais comme d’ailleurs dans l’époque classique, c’était lié à un ensei­gnement qui se diffusait de manière beaucoup plus généralisée – dans les classes bourgeoises ceci étant – et lorsque vous voyiez Saint Jérôme, vous le repériez tout à fait parce que vous connaissiez l’his­toire de Saint Jérôme qui vous avait été enseignée elle-même par le catéchisme ou l’enseignement de la famille. Aujourd’hui dans les familles, les écoles, on ne vous apprend pas à regarder ces choses, quel a été le cheminement historique qui a mené Kandinsky à faire ce qu’il a fait et pas autre chose. Et bien vous êtes désarmé du point de vue des prescriptions que Kandinsky a élaboré pour faire valoir les œuvres qu’il a faites. Et là, c’est pourquoi d’ailleurs nos assemblées se tiennent pour que je vous donne quelques minuscules clés, dont j’ai honte d’ailleurs tant elles sont minuscules. »
Bernard Lamarche-Vadel, Conférences de Bernard Lamarche-Vadel, la bande-son de l’art contemporain (extraits des conférences des 16 et 23 juin 1993). Édition établie et présentée par Joël Denot, Institut français de la mode, Editions du Regard, 2005.

Si l’art contemporain vous rend muet (de perplexité, d’incompréhension, d’ennui, de colère…), alors ces magistrales et pédagogiques conférences de ce grand passeur que fut le fascinant Bernard Lamarche-Vadel, vous rendront la voie de la compréhension et, qui sait, le goût de la modernité…
Un extrait vidéo d’une conférence flamboyante à la Villa d’Arson en 1989 (merci à V. pour le lien).

Illustration: Bernard Lamarche-Vadel, photographie de Jean Rault et « Leaves of Grass » de Geoffrey Farmer, Documenta 13, 2012, photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. Rodrigue says:

    Bien que n’ayant que peu de problème à reconnaître un Saint Sébastien (que je préfère toujours à Saint Jérome) j’avoue que les « carrés blancs sur fond blanc » -même agrémentés d’une notice de cinq cents pages m’expliquant comment l’artiste a fait réaliser son tableau (et oui, les plus chers se contentent d’avoir des « idées » qu’ils font réaliser par d’autres, qui eux, sont des artisans)- m’ennuient !

  2. V. says:

    Un beau mec qui aime les chats, soigne le style et choisit de « finir en beauté », est évidemment un bon conseil littéraire. Merci Monsieur du Lorgnon.

  3. Cher Lorgnon,

    Dans mon prochain essai, je consacre quelques pages aux dépeceurs de Marcel Duchamp dont les déjections installées et ennuyeusement provocatrices sont montrées partout où une municipalité post-moderne a fait construire un bunker de Frank Gerhy.

    J’espère que cela vous plaira.

  4. Axel says:

    « …ceux qui veulent s’en rapprocher ne veulent pas faire l’effort d’en passer par la compréhension intellectuelle, conceptuelle, de la situation des objets »

    Dans mon cas la phrase serait plutôt :
    « …ceux qui ne veulent pas particulièrement s’en rapprocher ne veulent pas faire l’effort d’en passer par la compréhension intellectuelle, conceptuelle, de la situation des objets ».

    Je vais sans doute proférer une hérésie, mais en matière d’art, soit cela me touche émotionnellement, soit cela me laisse indifférent… Dans le premier cas il arrive que cela mette en branle l’intellect, dans le second, l’encéphalogramme demeure plat…

    « Aimer l’art contemporain, à mon sens, demande beaucoup de travail ».
    Ceci expliquerait donc mon aversion naturelle envers nombre productions et installations de l’art dit contemporain…

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Patrick Corneau