AVERTISSEMENTS SÉRIEUX
Ce « dialogue comique » d’Irène Némirovsky est une œuvre de fiction.
Toute ressemblance avec la situation politique actuelle est à imputer à cette dernière.
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_________________________Nonoche au pouvoir

Chez Louloute, rue d’Amsterdam, 9 heures du matin. Nonoche entre en coup de vent dans la chambre de Louloute.

Nonoche. — Chic ! Chic ! Chic et Veine ! ! ! Chic et Veine ! ! ! Il l’est ! ! ! Il l’est ! ! ! Il l’est ! ! !
Louloute, ahurie. — Y a le feu chez toi ?
Nonoche. — Non.
Louloute. — T’es malade ?
Nonoche. — Non plus.
Louloute. — Alors, tu sais, t’es pas rien piquée de venir réveiller les gens à des heures pareilles !… Ça fait la troi­sième fois que j’te vois chez moi de si bon matin… La pre­mière, c’est quand t’as cessé d’être sage et quand t’es partie de chez toi ; la seconde, y a deux ans juste, tiens, quand on t’a saisie… J’me rappelle… T’es arrivée ici avec trois robes l’une par-dessus l’autre. (La regardant plus attentivement.) Dis-moi, est-ce qu’aujourd’hui aussi, tu ?…
Nonoche, riant. — Triple cruche, va ! Tu n’vois donc pas comme je suis contente ?
Louloute. — Si, j’vois… Alors, qu’est-ce qui se passe ?
Nonoche. — Mais je me tue à te le dire. Edouard l’est.
Louloute. — Quoi ? Cocu ?
Nonoche, haussant les épaules. — Ministre.
Louloute. — Comme ça, tout d’go ?
Nonoche. — Oh ! il y a longtemps que ça mijotait… J’ne te l’ai pas dit, Louloute, parce que j’suis superstitieuse. Quand on a vent de quelque chose et qu’on en parle, ça n’arrive jamais. Alors, j’ai rien dit… Mais t’as pas remarqué qu’ces derniers temps, j’étais toute chose ?…
Louloute. — Un peu plus maboule que d’habitude.
Nonoche. — Et puis, t’as pas remarqué que j’te fai­sais des réussites ?… Pour que l’ministère tombât pardi ! Parce que des amis d’Édouard m’avaient expliqué qu’si l’ministère tombait, Édouard pourrait être ministre.
Louloute. — Il faisait donc de la politique ?
Nonoche. — Il en faisait sans en faire… C’est-à-dire qu’il était député, mais qu’il ne fichait rien tout d’même… Tu n’connais pas cet homme… Y a pas plus flem­mard… C’que je l’ai secoué ces derniers temps avec c’t’ histoire d’ministère qui s’renversait… T’as pas idée… Ah ! la France me doit une fière chandelle ! ! ! J’étais tout l’temps après lui… « Va voir Machin, va voir Chose ; fais-ci, fais ça, travaille… » Puis j’en parlais à tous les amis d’Edouard. Un jour que l’gros Gustave m’pelotait, j’iui dit : « J’veux bien mais jurez-moi qu’Edouard sera ministre. » Et puis à l’autre vieux birbe, j’sais plus son nom, j’disais : « Écoute, mon petit amour chéri, c’est un type comme Édouard qu’il vous faut dans l’gouvernement. Il n’fichera rien. Comme ça il n’fera pas de gaffes »
Enfin, ça y est…
Louloute. — Je comprends pas pourquoi t’es si conten­te ?
Nonoche, bondissant. — Comment, pourquoi ? J’suis la petite amie d’un ministre. T’as pas l’air de saisir ? C’est presque comme si j’étais ministre moi-même. J’vais être la première à savoir c’qui se passe… Édouard va m’ consulter. J’pourrais peut-être empêcher des guerres. Y a toujours eu comme ça en France des femmes dans l’gouvernement. Enfin, à côté… La Pompadour, Mamzelle Sorel. Tu n’connais pas ? C’est honteux, tiens ! C’est des choses qu’il faut connaître ! Et la poule à Napoléon… Ce qu’elle le faisait marcher, paraît !… Enfin, assez bavardé. J’me barre. J’ai rendez-vous avec Édouard.

Deux heures plus tard, chez Louloute. Louloute, en pyjama, se polit les ongles. Nonoche entre, très grave.

Nonoche. — B’jour. C’est encore moi.
Louloute. — B’jour, mon chou ! Eh bien, t’en reviens d’ton ministère ? Mais t’as plus l’air aussi contente ?
Nonoche, éclatant. — N’m’en parle plus de c’te boîte- là !
Louloute. — Mais qu’est-ce qu’il y a ?
Nonoche. — Ben, écoute. J’m’amène tout à l’heure, comme c’était convenu, au ministère des Impôts. Ah ! ma chère, c’que c’est grand ! Et des escaliers ! ! ! Et des corridors ! ! ! Ça m’fiche l’trac ! J’demande : « Monsieur le Ministre ? » Un vieux singe avec des chaînes d’or et d’argent et des médailles sur lui tout partout jusqu’au nombril m’dit : « Faut remplir une fiche, Madame. »
—  Une fiche ?
—  Oui, enfin, écrire vot’nom et pourquoi vous v’nez. » J’écris : Mademoiselle Nonoche, artiste lyrique et dramati­que… Mais pour c’qui est du motif de ma venue, comme il dit, le frère, tu comprends ?… Enfin, j’mets : « Pour affaires de famille. » On m’fait entrer dans un salon, et j’reste là une heure – une heure, Louloute ! – à m’faire causette avec moi- même, sur une bête de canapé de velours. Enfin, on m’ap­pelle… J’rentre… Une chambre presqu’aussi grande qu’une église avec des dorures partout, un bureau qu’on dirait un monument, et derrière ce bureau, entre une demi-douzaine de téléphones, qui j’vois ? Edouard. J’dis comme de juste : « B’jour, gosse. » Tu n’sais pas ce qu’il m’répond ? Il s’met à m’attraper : « Ah ça ! t’es pas folle ! qu’il crie. D’venir ici me déranger quand j’ai tant d’choses à faire ? Regarde tout ça ! » Et il me montre des espèces de cartons verts tout l’long des murs. « Tout ça, ce sont des dossiers que je dois dépouiller ce soir !… Tu vas me faire le plaisir de te les mettre, qu’il dit. » Et les téléphones qui sonnaient !… Et les dactylos qui entraient à chaque instant !… J’dis : « C’est bon, j’m’en vais. C’est vrai que c’est pas commode ici pour causer.
—      Pas malheureux que tu le sentes !
—      Quand est-ce que j’te revois ? Demain ?
—       Impossible.
Après-demain alors ? Non plus, trop à faire… Chambre… séance… interpellation…
—      Le soir ?
—      Dîner avec Loucheur. »
Alors j’éclate : «Dis donc, et la nuit tu vas en faire aussi, de ta sale politique ? » Il m’répond froidement : « Ma chère amie, ce n’est pas à l’heure où la République a besoin de toute mon énergie que je vais gaspiller mes forces en polissoneries… » Il a dit ça, Louloute !
Louloute. — Pauv’ Nonoche !
Nonoche. — Attends, c’est pas tout ! A ce moment-là, le vieux médaillé entre avec une carte. J’regarde, naturelle­ment… J’lis : « Rolande de Vère ». J’la connais, y a pas plus grue ! J’dis : « Tu vas pas recevoir ce chameau-là ? » Il dit : «Je dois à la République qui m’a appelé à ces hautes fonc­tions de m’intéresser également au bien-être de tous mes concitoyens. » Tu parles, hein ? L’vieux médaillé se gon­dolait, j’l’ai vu… J’ai voulu engueuler Edouard… Y avait trop d’or partout… C’était trop grand… J’ai pas osé… J’suis partie… Louloute… Vais te demander quelque chose…
Fais-moi une réussite. Veux-tu ?
Louloute. — Encore ? Pourquoi faire ?
Nonoche, d’une voix plaintive. — Pour savoir s’il n’va pas bientôt tomber, leur sale ministère. »
Nonoche, Dialogues comiques, Irène Némirovsky, Editions Mouck, 2012.
[Ce texte a paru pour la 1ère fois dans Fantasio n°362, le 1er mars 1922]

Illustration: Dessin de Aurore Petit.

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Patrick Corneau