Dans Fragments (un peu roussis), sous la plume de George Steiner un très beau et grave plaidoyer pour la liberté fondamentale laissée à chacun de pouvoir choisir la manière et l’heure de sa mort. Autrement dit, « Moyennant d’indispensables précautions, l’euthanasie doit être une option élémentaire. C’est alors seulement que notre conscience, notre esprit deviendra ‘libre de retourner aux éléments’ (free unto the elements). »

« L’appel du glas est pressant. Dans les éco­nomies privilégiées de l’Occident, la longévité augmente. On pallie les misères du grand âge. Qui demeurent repoussantes. La vue et l’ouïe fai­blissent. L’urine fuit. Les membres se raidissent et s’endolorissent. Les dents branlent dans des bouches baveuses et malodorantes. Fût-ce avec l’assurance piteuse d’une canne, d’une béquille ou d’un cadre de marche, les escaliers deviennent l’ennemi. L’incontinence et les étirements stériles font les nuits creuses. Mais ces infirmités phy­siques ne sont rien en comparaison du dépéris­sement de l’esprit – et pas seulement sous l’effet de la lente combustion de la démence sénile ou de l’Alzheimer. Dans la normalité, aussi, la mémoire trébuche. La date nécessaire, le nom, la référence se dérobent jusqu’à l’exaspération. Le mot ou le chiffre dont on a besoin s’estompe dans la brume. Les muscles de la concentration se relâchent, tout comme la faculté de soutenir son attention. Les vieux se répètent, sans le savoir. Leurs heures se racornissent. Comme si l’odeur de pisse, d’excrément, de sueur sous les aisselles, de colles en décomposition finissait par contaminer la conscience. Les animaux semblent repérer cette senteur aigre.

De ce fait, par milliers, par dizaines de milliers, hommes et femmes endurent leurs dernières années le regard perdu dans le néant. Dans des pavillons ou des chambres clinquants, souvent dénués de chaleur. Dans des hospices miteux, pacifiés par les feuilletons à l’eau de rose et les tranquillisants ou dans l’attente anxieuse des aides-soignants qui viendront leur essuyer les fesses serrées et trempées. Des vies végétatives prolongées sans fin sociale. La masturbation elle- même se tarit et peine à ressusciter des souvenirs gratifiants. Le fardeau économique est immense. Comment financer les besoins dévorants des impotents? Bien que contraints par l’obligation ou une compassion déclinante, les jeunes regimbent à visiter les vieux, à humer l’air mort qui les entoure. Des détestations muettes s’accumulent. Observant les moribonds, écoutant leur babil, les jeunes entrevoient le probable naufrage de leur futur. Bénis soient ceux qui sortent plus ou moins indemnes, en possession de leurs ressources men­tales, entourés de ce qui leur est cher et via la grâce du sommeil. Combien sont-ils? »
George Steiner, « Mort amie » in Fragments (un peu roussis), Pierre Guillaume de Roux Editeur.

Illustration: photographie de Carole Liogier.

  1. Cédric says:

    Quant à moi, je dis que même l’imparfait, même le peu, même le désagréable, sera toujours plus beau que le rien.

    Un fin fil peu dessiner quelque chose ; le couper, le détruire est absurde, c’est empêcher toute possibilité, même d’un dessin en pointillé. La mort ne dessinera jamais rien de plus beau que la vie, aussi pénible soit cette vie.

    Il n’y a rien à gagner à mourir, alors qu’il n’y a rien à perdre à vivre, même impotent. Et quand je lis « …fardeau économique… » « …Comment financer… », je constate que mêmes les esprits les plus érudits sont contaminés par cette société qui relie tout à l’argent.

    Quant à moi, je vivrai jusqu’au dernier souffle, même sans bras ou sans jambes, même alité, même aveugle, même sur un fauteuil, même mort.

    C’est ne rien avoir compris à la vie que de penser que la mort puisse être plus belle que la vie.

    La volonté de se tuer sera toujours un acte de petit ego.

    Ceci n’engage évidemment que moi et chaque est libre de penser par lui-même.

    1. Cédric says:

      Je parle de moi, cher Rodrigue ;-), de moi handicapé, vieux, ou impotent ; pas d’une profession, ni d’une activité, ni de ma relation aux « vieux à soigner ».

      Je parle juste de moi, pas de ce que doit être la société ou de la façon dont il faut s’occuper des autres, fussent-ils vieux impotents ; ma vie, ma fin de vie et la façon dont je mourrai, sera la seule façon pour moi (et pour ceux que ça intéressent) d’observer si ce que je prétends aujourd’hui est vrai ou faux.

      Ceci étant dit, j’ai bien goûté le côté amusant de votre question ;-)…

  2. gmc says:

    @ cédric:

    « C’est ne rien avoir compris à la vie que de penser que la mort puisse être plus belle que la vie. »

    est stupide celui qui dit cela sans savoir ce qu’est la mort.

    d’autre part, un petit truc assez sympa: « ce ne sont pas les morts qui sont les vivants, ce sont les vivants qui sont les morts »

    1. Cédric says:

      Je sais ce qu’est la mort, je sais ce que je mets dans le mot « mort », je sais ce que je dis quand j’écris :  » C’est ne rien avoir compris à la vie que de penser que la mort puisse être plus belle que la vie. « .

      Et vous, cher gmc, savez-vous ce qu’est la mort ?

    1. Cédric says:

      Vos mots me sont sibyllins, ils m’échappent presque tous, peut-être ne sommes-nous pas faits pour nous comprendre ? 🙂

      Je dis cela avec le sourire, car il n’y a là pour moi aucun mal, juste un état de fait. (provisoire?)

      Peut-être nos fantaisies ne parlent-elles pas la même langue ? 🙂

  3. gmc says:

    il y a un vieux texte qui parle « d’araser les montagnes et de redresser les vallées »; du jour où vous verrez ce que cela signifie, tout vous paraîtra clair.

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Patrick Corneau