Bien sûr, « L’époque vieillit mal » et c’est vous qui vous bonifiez! Quelques bonnes raisons de ne pas désespérer par Dany Laferrière, le plus japonais des écrivains haïtiens vivant à Montréal…

« Dès qu’on commence à se plaindre que le son est trop fort dans les discothèques, que les policiers sont trop jeunes et qu’ils nous font rire sous cape quand ils prennent cette allure de faux cow­boy, que les voitures roulent trop vite, que les gens ne respectent plus les règles de la circulation et que plus personne ne sait .à quoi sert le feu jaune, que la politesse est devenue une forme de flatte­rie publique, que les femmes qu’on a connues rajeunissent à si folle allure qu’on a l’impression de les croiser en remontant dans le temps, que les médecins sont devenus insensibles aux états d’âme de patients eux-mêmes survoltés, qu’on n’arrive pas à comprendre ce que disent ces animateurs de la télé qui n’articu­lent pas et parlent décidément trop vite, dès qu’on se plaint que des gens qu’on connaît à peine vous téléphonent tôt le dimanche matin, qu’il n’y a plus de bons écrivains comme du temps de Malraux et Miller, que le cinéma italien a connu son âge d’or dans les années 60 et qu’on n’aura plus jamais de cinéastes comme Fellini, Rossellini et Antonioni, que Kerouac et sa bande nous semblent décidément trop insouciants pour qu’on les suive aveuglément dans cette joyeuse balade à travers une Amérique qui tente timidement de s’échapper de ces molles années 50, que l’injustice et le racisme restent les deux mamelles du capita­lisme comme du communisme, que c’était plus rassurant pour l’équilibre du monde quand la Russie pouvait encore faire face aux États-Unis, dès qu’on ne se souvient plus de ce qu’on faisait le jour de la mort de John Kennedy, qu’on rigole en voyant la photo de Lennon et Ono en train de militer pour la paix dans un lit d’une luxueuse chambre d’hôtel de Montréal, et que tout cet effritement s’est fait à notre insu, enfin dès qu’on évoque à tout bout de champ son enfance, comme je le fais, c’est qu’on a vieilli, c’est-à-dire qu’on a pris un autre rythme, et il n’y a pas de remède à cela. »

Dany Laferrière, « L’époque vieillit mal » in L’Art presque perdu de ne rien faire, Boréal, 2011.

Illustration: Les Éditions du Boréal

  1. Cédric says:

    « …vous téléphonent tilt le dimanche matin… » Bien que l’expression « téléphoner tilt » soit peut-être à inventer, il faut lire ici un plus classique « tôt ». 😉

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Patrick Corneau