Cette (très édifiante) petite anecdote rapportée par Denis Grozdanovitch en dit long sur les relations difficultueuses entre Paris et la province. Selon votre angle de vue (en clair: le niveau de vos propres préjugés), vous pourrez y voir: une manifestation de l’irrédentisme breton doublé du complexe d’infériorité de l’ancien colonisé, un trait de fausse modestie parisienne doublé d’un soupçon de fatuité (sachant qu’un complexe de supériorité n’est jamais qu’un complexe d’infériorité surcompensé) et de condescendance jacobine, etc.

« Me retrouvant assez récemment — les raisons de ma présence en cet endroit m’étant tout aussi mystérieuses à moi-même qu’elles peuvent l’être à l’éventuel lecteur — à baguenauder sans but bien précis (comme à mon habitude) sur une des jetées du port de Quiberon et m’étant approché, presque sans y penser, d’un pêcheur qui trempait philosophiquement sa ligne dans l’eau quelques mètres plus bas, je m’entendis lui demander  comme dans un rêve absurde où des paroles insensées vous échappent:
– Vous pêchez la sardine?
Le brave homme débonnaire à casquette, assis sur son pliant, tourna vers moi un regard d’une infinie lassitude et, sans répondre, me fit un sourire grimaçant très appuyé comme pour mieux me signifier l’inanité de ma plaisanterie, même au dixième degré. A la seconde même, je réalisai l’ineptie à la limite de l’outrage que je venais de proférer par pur relâchement mental de touriste désœuvré et je crus bon de vouloir m’excuser en justifiant mon aberration par des explications filandreuses, lesquelles parurent achever définitivement le pauvre homme — par ailleurs très pacifique qui n’avait pourtant rien demandé et avait visiblement eu le projet initial de passer une excellente matinée silencieuse à se livrer à son hobby favori:
– C’est-à-dire que ma question est idiote, je le sais bien, et je n’ai demandé ça que par pure distraction. Oui, il m’arrive en effet, de temps à autre, que mes paroles devancent ma pensée et je vous prie de m’en excuser… je voulais simplement savoir quel genre de poissons vous espérez attraper ici, je suis curieux de nature et…
Le bonhomme m’interrompit pour me dire de façon très douce mais nettement désabusée:
– À vrai dire, depuis quelques minutes, je n’espère plus rien…
Je finis par comprendre étant assez lent de nature, surtout dans les moments délicats où j’ai tendance à m’enferrer — que ma tentative d’approche de la population autochtone avait débuté de façon si maladroite qu’il me fallait désormais réviser entièrement ma stratégie et je m’enfuis en bredouillant des excuses tout aussi ridicules que ma tentative d’entrée en matière. Cependant, tout en longeant le bord du quai où d’autres pêcheurs à l’œuvre semblaient m’avoir repéré et faire le gros dos à mon appro­che (je crus le sentir comme avec des antennes), je com­mençai à soupçonner que j’étais en train de figurer de ma­nière quasi parfaite dans le rôle bien défini, en province, de l’imbécile de Paris! »
Denis Grozdanovitch, L’Art difficile de ne presque rien faire, Denoël, 2009.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. Rodrigue says:

    Magnifique, la réponse du pêcheur, tellement juste et sybilline: « A vrai dire, depuis quelques minutes, je n’espère plus rien… » Devant des importuns lents à comprendre, qu’espérer ? rien !

  2. Alfonse says:

    Sur les jetées, c’est toujours l’éperlan qu’on pêche. Toujours. Curieux qu’il se trouve encore des gens pour l’ignorer. Ça paraît presque inventé pour la beauté du texte.

  3. Cédric says:

    Cher Alfonse/o, votre « toujours » me parait bien péremptoire ! ( mais j’aime les propos péremptoires ! )

    Et puis, attention à ne pas confondre « éperlan » et « faux éperlan » comme dit ici : « Sur la façade atlantique, on appelle très souvent « éperlan » un poisson qui est en fait une athérine (Atherina presbyter, Cuvier 1829), également appelé « prêtre », « joël » ou « faux éperlan ». » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Osmerus)

    Et puis les curieux cliqueront sur ce lien qui traite assez bien de la question : http://www.opalesurfcasting.net/spots_de_peche/topologie_des_spots_de_peche/la_peche_sur_les_jetees_article2031.html

    ( il y est justement fait mention de la sardine ! 😉 )

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Patrick Corneau