Toi, Lecteur qui, dans les semaines qui viennent va être abreuvé jusqu’à plus soif de propositions aussi mirifiques que miraculeuses en vue de rétablir le plein emploi, combattre le chômage endémique et soutenir la sacro-sainte croissance, lis ce passage écrit en 1882 du philosophe Moustachu :
« Il y a quelque chose de barbare, caractéristique du sang peau-rouge dans cette soif américaine de l’or. Leur furieux besoin de travailler – qui est un vice typique du Nouveau Monde – est en train de barbariser par contamination la vieille Europe, et engendre une extraordinaire stérilité spirituelle. Déjà nous devenons honteux de notre loisir ; une longue méditation nous cause pres­que du remords… « Faites n’importe quoi, mais ne restez pas à ne rien faire »: ce principe est la corde avec laquelle toutes les formes supérieures de culture et de goût vont se faire étrangler… On en arrivera au point où plus personne n’osera céder à une inclination pour la vie contemplative sans en ressentir du repentir et de la honte. Et pourtant, jadis c’était le contraire qui était de règle: un gentilhomme, que les circons­tances obligeaient à travailler, s’efforçait de dissimuler cette humiliante nécessité, cependant que l’esclave travaillait avec le sentiment que son activité était essentiellement méprisable. »
F. Nietzsche, Le gai savoir.

Illustration: Flickr/Emilie Ogez

  1. Cédric says:

    « un gentilhomme, […], s’efforçait de dissimuler » règle contraire mais tout aussi ridicule. (toute règle est ridicule)

    Le problème n’est pas le principe évoqué, mais le fait de s’ennuyer à ne rien faire, et le vrai problème c’est d’en faire un problème, de cet ennui….

    Suffit de pas s’ennuyer de s’ennuyer.

    ( Mais ce qui motive vraiment ce commentaire c’est le signalement du « le travailler » au lieu de « de travailler »…au plaisir.)

  2. racbouni says:

    Essayez d’être libre, vous mourrez de faim. Cioran.

    L’argent condamne l’homme au travail, et le travail cela signifie le sacrifice de 80% de son existence à des tâches essentiellement désagréables et ne procurant de réel épanouissement qu’à des petites minorités. 80% c’est énorme, c’est du vol de vie humaine, surtout que contrairement à l’argent, le temps est irrémédiablement perdu !!!!

    Le travail est une torture (tripalium, c’est une tarte à la crème) et Lafargue comme Arendt en ont très bien analysé la nocuité philosophique dans leurs écrits (la condition de l’homme moderne et le droit à la paresse); mais notre postmodernité ne propose, ne veut, n’exige des hommes que cela : du travail, du travail, et encore du travail.

  3. Alfonse says:

    Quand on aime réellement et sincèrement son travail, on le contemple avec plaisir et sans y toucher, surtout ! C’était à peu de chose près la conclusion de Jerome K . Jerome.

  4. Rodrigue says:

    Ce qui fait que le travail est tribalum est l’ensemble des conditions qui l’entourent. L’individu n’en est plus le véritable auteur, il est déresponsabilisé, sa compétence est niée. Il est dépossédé de son activité, comme du fruit de celle-ci. L’équation temps égale argent est particulièrement stupide: elle aboutit à des individus qui courent tout le temps, en décrivant à qui veut bien les entendre ce qu’il n’ont pas pu faire, ce qui était impossible, ce qu’ils ont oublié, ce qu’ils feront demain, etc…Leur travail consiste à décrire l’impossibilité de travailler.

  5. V. says:

    Le travail, parfois, ne sollicite que peu d’attention, demande peu d’efforts. A force d’automatismes, on dégage de l’espace de cerveau supplémentaire ce qui permet de penser à l’organisation du temps libre et à la manière de dépenser l’argent gagné.
    Il me semble que ne rien attendre d’autre de son travail est une manière de s’en libérer. Le travail n’est pas l’axe de l’expansion personnelle, il n’est qu’utile à cette expansion. Se sentir entravé par son travail donne l’idée de l’attente que l’on se fait de la « réussite professionnelle » qui n’est rien d’autre pourtant que la carotte pendue au bout du nez de l’âne.

  6. racbouni says:

    Merci de votre commentaire V, voilà un propos plein de justesse qui enrichit vraiment le débat.

    Cependant j’ai plusieurs « remarques » à formuler :

    « Le travail, parfois, ne sollicite que peu d’attention, demande peu d’efforts.  »

    Un très grand nombre de métiers (je parle dans le monde entier, pas dans les pays où le travail est essentiellement « de bureau ») exigent une grande attention physique (ouvriers du BTP, des chemins de fer, musiciens d’orchestre, techniciens etc), auditive (songez à tous les téléprospecteurs rivés au téléphone, forcés d’écouter toutes les doléances des clients, de les relancer, de les harceler, difficile de s’en abstraire tout de même). Et le stress des agences de com, de pub, le stress du résultat obligatoire, du « deadline » etc.
    Il existe des métiers où l’on peut s’abstraire et fournir peu d’efforts, mais ils ne représentent à mon avis pas la majorité.

    « A force d’automatismes, on dégage de l’espace de cerveau supplémentaire ce qui permet de penser à l’organisation du temps libre et à la manière de dépenser l’argent gagné. Il me semble que ne rien attendre d’autre de son travail est une manière de s’en libérer. » Le travail n’est pas l’axe de l’expansion personnelle, il n’est qu’utile à cette expansion. »

    Voilà l’attitude qu’ont adopté la plupart de mes amis, génération actuellement vingtenaire et trentenaire et que je salue bien bas. Ne considérer le travail que comme un moyen permettant le développement de ce qui nous tient à cœur (construire son foyer, financer une création personnelle, l’achat d’instruments de musique ou une activité associative, caritative, aider quelqu’un, etc). Tous ont un grand recul sur leur travail (souvent ne s’y investissent pas émotionnellement) et ne crois pas à l’épanouissement via la carrière, qui est un leurre grossier. A mon avis, il est très significatif que les jeunes parlent du travail « comme du Taf ».

    « Se sentir entravé par son travail donne l’idée de l’attente que l’on se fait de la « réussite professionnelle » qui n’est rien d’autre pourtant que la carotte pendue au bout du nez de l’âne. »

    Vous voyez juste ! Mais cette carotte semble savoureuse à tant et tant de nos concitoyens !

    1. racbouni says:

      Ne considérer le travail que comme un moyen permettant le développement de ce qui nous tient à cœur (construire son foyer, financer une création personnelle, l’achat d’instruments de musique ou une activité associative, caritative, aider quelqu’un, etc) est un signe de nos temps.

      « et ne croient pas »

      Fatigue !

    2. V. says:

      Vous avez raison de préciser que certains métiers sont plus harassants que d’autres et qu’ils génèrent un stress bien supérieur à ce qu’un être humain peut tolérer (dans les tous les sens du terme) de supporter. Les plateformes téléphoniques dont vous parlez sont en effet une aberration pour la résistance humaine, mais ce sont aussi souvent des emplois temporaires dits « de subsistance ». Cependant quand vous parlez des agences de com par exemple, je ne peux m’empêcher de penser que le stress de la fameuse « charrette » est un leurre par lequel on suppute que le stress génère la créativité, alors qu’il ne fait que le jeu des contraintes du marché. Je crois pas mal que l’individu qui se laisse noyer sous la pression est aussi hanté par la peur du vide et l’absence de mouvement. Autrement dit, il est encore question de choix.
      Quand vous parlez de cette génération des 20/30 ans, j’observe moi aussi ce détachement, ce désinvestissement privilégiant l’équilibre personnel au collectif. Il est le résultat, je pense, de la promotion qui est faite de l’individualisme, de la déchéance des valeurs collectives et du désintérêt pour la chose sociale. J’atteins pour ma part la fin de la quarantaine et ma réflexion est davantage le résultat de l’expérience. Pour avoir connu une position hiérarchique, conséquente d’une promotion, je peux dire que je n’ai jamais autant souffert que dans ce rôle de petit chef, comprimée entre deux forces (mes supérieurs et les subalternes), sans cesse observée et à la merci du moindre de mes écarts – critiquables, occupée à des activités stupides qui en aucun cas n’ont contribué ni à ma culture, ni à mon évolution personnelle. Définitivement, la carotte c’est pour les lapins.

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Patrick Corneau