Gide a passé sa longue vie la plume à la main: en plus des quelque soixante livres qu’il a écrits (essais, romans, théâtre, récits de voyage, critique, poésie, traductions littéraires), il a tenu pendant plus de cinquante ans un Journal qui compte plusieurs milliers de pages (3437 pages dans les 2 volumes de l’éditions de la Pléiade). Les divers membres de son petit cercle intime étaient tous adonnés à la même graphomanie. En tout premier lieu, Maria Van Rysselberghe — surnommée la Petite Dame —, qui le connut durant un demi-siècle, a consigné jour après jour ses propos, ses faits et gestes, ses visites et rencontres, la conversation de ses amis. Ces archives familières remplissent quatre volumes, environ deux mille pages bourrées d’informations. Les meilleurs amis de Gide étaient également des écrivains: Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger, Pierre Herbart. Après sa mort, ils ont chacun publié leurs souvenirs du Gide qu’ils avaient connu. La figure de Gide occupe également une place importante dans le monumental Journal de Martin du Gard (trois volumes soit trois mille cinq cents pages), ainsi que dans les journaux de Schlumberger. Quand ils étaient à la campagne, dans leurs résidences respectives, les amis s’écrivaient de longues lettres: la correspondance Gide-Martin du Gard et Gide-Schlumberger comporte trois volumes (mille quatre cents pages). En outre, Gide poursui­vait une correspondance régulière avec un grand nombre de relations littéraires: éditeurs, écrivains, artistes, poètes, cri­tiques — sa situation de cofondateur de la prestigieuse Nouvelle Revue française (revue littéraire et maison d’édi­tion) avait pratiquement fait de lui l’éminence grise de la lit­térature française de l’époque; ce qui a été publié de sa correspondance avec Valéry, Claudel, Jammes, Mauriac, Jouhandeau, Romains, Suarès, Rivière, Copeau, Du Bos, Coc­teau, E. M. Blanche, Arnold Bennett, Edmund Gosse, Rilke, Verhaeren, etc., représente quelque vingt mille pages… En sus de ces correspondances individuelles, il y a la correspondance générale inventoriée par Claude martin: vingt-cinq mille lettres!

Ce bilan chiffré de graphomanie littéraire* est étourdissant et permet de relativiser les plaintes concernant l’actuel information overflow. Il laissera songeur les praticiens du mail et sans doute indifférente la jeune génération des « tapoteurs » de textos.

*Recueilli et synthétisé à partir des éléments fournis par Simon Leys dans Protée et autres essais, pp. 70-71, Gallimard, 2001.

Illustration: installation d’Alicia Martin

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  1. Rodrigue says:

    Le syllogisme n’était pas encore passé par là, ni la perception des limites de la connaissance (voir le paradoxe logico-mathématique du « mal » par Paul Nothomb à propos de la Genèse)

  2. lignesbleues says:

    à cette vision matérialiste de la littérature, ou plutôt à cette approche quantitative, on pourrait ajouter les litres d’encre, kilos de papier (convertis en arbres de nos forêts voire en équivalent carbone), sans compter les frais de timbres, fatigue des facteurs, etc. (:-))
    graphomaniaques, compulsifs de l’écriture et de la lecture, ce que nous sommes tous ici, n’est-ce pas ?

  3. Rodrigue says:

    @Cédric
    Un écrivain ça sert à exprimer avec beauté, clarté et magnificence ce qui est au plus profond de vous (et sans doute de tout homme) sans que vous en ayez conscience. C’est l’auteur du texte qui vous fait vous écrier: mais, évidemment, je l’ai toujours su, c’est ainsi, c’est précisément cela, mais je n’ai jamais pu -jusqu’à maintenant- en être aussi précisément conscient ! Et c’est écrit, décrit là, parfaitement clair, parfaitement authentique dans sa vivacité, sa beauté, son innocence, et son éloquence première ! C’est quelqu’un qui vous nourrit l’esprit, aussi indispensable que celui qui cultive le sol et vous nourrit matériellement.

    1. Cédric says:

      Bonsoir Rodrigue,

      Permettez-moi de pointer du doigt la petite contradiction que j’ai lu dans vos mots en posant une question :

      En quoi l’écrivain pourrait-il vous nourrir, si c’est ce que vous avez déjà en vous qui s’écrie « je l’ai toujours su » ?

      Mais mis à part ce mot « nourrir », je pense comme vous : la vérité est en soi, la beauté est en soi, les mots des autres ne sont qu’un miroir de cette vérité. Les mots des autres (écrivains, philosophes, ou qui que ce soit d’autre) permettent simplement de faire entrer en résonance ou non ce qui est déjà présent en soi-même.

      A quoi sert un écrivain ? A être lui-même. Même réponse à cette question similaire : A quoi sert un être humain ?

      Tout le monde ne sert qu’à une seule chose : être lui-même.

      Je me contente d’être moi et vous, Rodrigue, d’être vous. Et les mots qui circulent ne servent à rien d’autre qu’à expliquer qui nous sommes, peu importe qu’ils résonnent ou non en l’autre.

      Autrement dit : peu m’importe que je sois d’accord ou non avec ce que je lis, l’essentiel est que l’autre ait écrit, et que moi-même j’écrive.

      Bien à vous.

  4. racbouni says:

    En sera t-il toujours ainsi à l’heure du mail, du téléphone portable et de skype ? Peut-on imaginer des recueils de mails remarquables d’échanges exalants sur un chat ou d’aphorismes SMS cinglants ?

    Difficile de ne pas être d’accord avec vous, Cédric ! Nous pourrions alors peut être remplacer le terme « littérature » par « résonance » !

    Moi j’ai juste observé une chose : les mots sont vraiment comme des silex. Frottez en deux l’un contre l’autre , comme « gouffre » et « amer » par exemple, et il se crée une étincelle dans l’esprit du lecteur. Frottez un peu plus, voire, toute une tripotée, vous finissez par avoir du feu : c’est le plaisir littéraire !

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Patrick Corneau