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Du flâneur et de l’art chevaleresque de la cyberflânerie

« Tel flâneur sort de sa maison pour prendre l’air avant le déjeuner, qui, le soir, se trouve chez un de ses amis à Vincennes. — Il y couche, se remet en route le lendemain matin, et arrive pour dîner…. chez un ami de Vaugirard.
L’homme qui, se promenant avec plusieurs personnes, s’imagine flâner, est un niais: on ne flâne que seul ou en compagnie d’un autre flâneur, au plus. — On ne flâne que ‘hors de chez’ soi, — l’homme qui croit flâner dans sa maison se trompe, il ne fait que muser.
Le musard est celui qui dit: ‘Je m’en vais, je m’en vais,’ et qui retient toujours son interlocuteur par un bouton de son habit.
Le musard babille et ne pense guère, le flâneur pense beaucoup et parle peu.
Le musard est le singe du flâneur, il en est la caricature et semble fait pour inspirer le dégoût de la flânerie.
Quand j’aurai quitté les affaires, dit le naïf épicier, je serai joliment flâneur, et le pauvre  épicier se retire un jour du commerce, tue le temps à grand-peine, mais reste Gros-jean comme devant.
C’est que, pour flâner, il faut un fonds, une richesse que la vente du raisin sec, de la chandelle et des paquets de ficelle ne saurait donner.

Le véritable flâneur ne s’ennuie jamais, il se suffit à lui-même et trouve dans tout ce qu’il rencontre un aliment à son intelligence.

Voyez, par exemple, un honnête épicier arrêté devant une boutique, quelle idée cette étoffe nouvelle va-t-elle éveiller dans sa tête? — Ceci est joli — ou cela n’est pas beau, — une robe semblable plairait à ma femme ou ne lui plairait pas: cela dit ou pensé, notre homme passe.
Un flâneur survient, et il s’arrête deux heures devant le même objet. Pourquoi? C’est qu’il voit dans cette même étoffe bien d’autres sujets de réflexion que son naïf prédécesseur! Il contemple l’aspect général du dessin, l’effet de la couleur, le mariage des tons qui composent l’ensemble; — il voit dans le goût de ce dessin une direction nouvelle, ou un retour au goût d’une autre époque; son esprit abandonne l’étalage du marchand, remonte au producteur, se reporte aux moyens de la fabrication, passe en revue les débouchés de la fabrique et suit le manufacturier sur les places de Leipzig, de Londres et de Saint-Pétersbourg; enfin, le même morceau d’étoffe lui présente mille sujets de réflexion, que l’autre spectateur n’avait pas même soupçonnés, et lui fournit l’occasion d’un long voyage dans le monde imaginaire, le monde brillant, le meilleur et surtout le plus beau des mondes possibles.

De tout ce qui est dit ici et de tout ce qui en est la conséquence logique, il résulte que celui-là ne mérite pas le beau nom de flâneur, qui ne possède pas les qualités suivantes:
– De la gaieté dans l’occasion,
– De la réflexion au besoin,
– De l’observation toujours,
– Quelque peu d’originalité,
– Un esprit mobile,
– Plus ou moins d’instruction.
Et surtout une conscience qui le laisse en repos. »
Physiologie du flâneur, par Louis Huart (dessins de Daumier), 1841.

Travailler moins pour flâner davantage…
Remplacez « flâneur » par « blogueur » et vous aurez une approche de ma conception de l’art de la cyberflânerie. Je laisse à chacun le soin de trouver quel est l’équivalent du « musard » dans la blogosphère… [Concernant la possible disparition de la cyberflânerie, lire le compte-rendu de Xavier de la Porte sur très beau, et très nostalgique, texte publié récemment par Evgeny Morozov dans le New York Times].

Illustration: vignette (remaniée) figurant dans Physiologie du flâneur de Louis Huart.

  1. racbouni says:

    Et pourquoi n’envisagerions nous pas d’être flâneur et épicier tout à la fois ?

    Pourquoi délimiter et classifier si catégoriquement ?

    En tout cas,je suis un blogueur qui flâne beaucoup et qui traduit beaucoup !

  2. Rodrigue says:

    Vous ne trouvez pas qu’il y a beaucoup trop d' »épiciers »! Ou plutôt trop de personnages qui ne pratiquant pas l’épicerie (qui peut rendre de grands services), ont ce petit esprit calculateur des plus mauvais épiciers!

  3. Frédéric Schiffter says:

    Ah ! Ça ! Mon cher Lorgnon, vous nous faites un grand plaisir en publiant ce beau texte — inconnu de nous, ce qui est une faute !

    Mille mercis.

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Patrick Corneau