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Présidentielle 2012: l’impasse sur la culture

Dans la dernière livraison de La Revue des Deux Mondes, Marin de Viry explique pourquoi la politique culturelle sera absente de la campagne électorale (si ce n’est « quelques généralités, quelques promesses, quelques shows« ) en dévoilant les apories auxquelles est confrontée l’accès à la culture en régime démocratique: entre autres, l’indifférence liée à la segmentation de la langue…

« (…) Ce que l’on veut, c’est que l’art parle à tous, ce qui est beaucoup plus difficile et exigeant à obtenir que lorsqu’il ne veut s’adresser qu’à un milieu précis, qu’il a bien en tête (par exemple : trois critiques, un mécène, un ministre, un marchand, deux amis et un haut fonctionnaire).
Cet objectif fut atteint à l’époque de Malraux, et encore jusque dans les années soixante-dix. La difficulté actuelle, c’est que l’art est devenu un phénomène d’une étrangeté absolue en dehors des limites de son clan. Quand d’aventure on s’échappe de son cercle, la culture « d’à côté » rappelle à l’esprit son assignation à résidence culturelle, plutôt qu’elle ne fait société, et donc citoyenneté. Brutalement dit: « Je n’ai rien à faire dans un concert de rap, et son public n’a rien à faire au musée d’Orsay. J’aimerais avoir l’air de me sentir chez moi chez eux, et ils l’aimeraient également, pourtant. Mais nous l’aimerions de plus en plus théoriquement, en faisant de moins en moins d’efforts. L’inintelligible lasse, le message sans décodeur fatigue, l’intention qui reste introuvable décourage, et la multiplicité des grammaires me renvoie, fatigué, à l’espoir très peu enthousiasmant de faire mon trou culturel dans une anfractuosité de la tour de Babel, plutôt qu’à celui de me faire comprendre de mes compatriotes et de communiquer avec eux, ce qui supposerait que nous partagions des formes, des acquis, des langages, des modes d’expression. » Il suffit pour s’en convaincre d’espionner les conversations entre non-initiés dans les galeries d’art contemporain : elles trahissent un effort pour s’intéresser, et un échec du plaisir et de la raison. Or, nous payons tous la même politique culturelle. Mais nous ne parlons pas, d’un clan à l’autre, la même langue, nos sensibilités n’ont pas de terrain commun, nos références sont étrangères les unes aux autres. Tout a changé depuis Malraux, de telle sorte que le problème n’est pas tant la lutte pour l’accès aux œuvres de l’esprit que la lutte contre l’indifférence. Cette indifférence est liée à la segmentation de la langue. Entre le SMS adolescent au phonétisme sauvage, le slang des bobos, la langue française classique, le volapuk managérial, les logiques internes se différencient, les esprits sont rendus étrangers, et le mépris s’installe. La guerre civile de la langue bat son plein, car à chaque langue correspondent des intérêts hostiles aux intérêts portés par les autres langues. Politiquement, nous sommes face au problème de François Ier, pas à celui de Louis XIV : pour le premier, l’important était de créer un véhicule culturel pour toute la société, c’est-à-dire le français ; pour le second, la question était d’atteindre à un niveau de raffinement rendu possible par le fait qu’effectivement, ce véhicule de la langue avait été créé. Nous en sommes de nouveau au stade où il faut créer l’instrument, et nous nous imaginons au stade où il faut entretenir le rayonnement, du moins si l’on en croit le style triomphant-lénifiant par lequel le discours officiel sur la culture se croit obligé de manifester sa très problématique vitalité, qui est plutôt une activité protéiforme dénuée de principes. Le happening nihiliste ne fera jamais société. Et la logistique du fun, mission principale par défaut du ministère de la Culture, n’a jamais fait une politique, à moins de considérer que la politique soit la mise en œuvre des moyens de distraction, mais je ne crois pas que cette définition soit répertoriée par les meilleurs esprits. » Marin de Viry, « Le nord de la politique culturelle », La Revue des Deux Mondes, janvier 2012.

Illustration: installation de Claude Lévêque.

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Patrick Corneau