Elle est arrivée début juillet après les examens. Elle avait quitté sa Bretagne natale, terre de silence et de gens taciturnes. Baby-sitter. Sur un long corps maussade, le triangle parfait du visage, yeux verts sous un amas de boucles blondes. Un visage à la fois ouvert et insaisissable. De la beauté, elle ignore tout. Trois grands sacs de voyage ont fait leur entrée derrière elle. D’où s’est répandu dans sa chambre aussitôt un désordre fabuleux, immuable. Un des sacs contient uniquement des chaussures. Gwenaelle est affligée d’un tic linguistique: cloue ses phrases de « quoi » distribués au hasard. Cinq jours après son arrivée, Gwenaelle annonce qu’elle « a quelqu’un quoi ». Une idée fixe qu’elle malmène sur son portable où sautillent ses ongles peints. On demande poliment d’où. En Espagne, dit-elle comme on avoue un vice caché. Elle ira le rejoindre en août, avec des potes en voiture quoi. Elle est décidée à rester là-bas, à Alicante, la France est tellement, tellement pénible.

Gwenaelle ne s’intéresse pas, n’a jamais prétendu s’intéresser à la poignée d’enfants dont elle a la garde trois heures par jour. Elle les admet rarement dans son désordre envié. Traîne sa fatigue autour d’eux le long de son corps nonchalant, son portable au creux de la main. Les regarde de loin s’envoyer des coups de pieds, faire fondre du plomb dans les casseroles, sucer du mastic, brûler les nids de fourmis dans le jardin. Heureusement août approche qui mettra fin au règne sans effet de Gwenaelle. Sa beauté continue de ne pas l’habiter. Masque inutile. Dessous, je suis laide, semble-elle dire. Où dessous? Gwenaelle habille son long corps de robes coûteuses et mal coupées. N’oublie jamais d’apparier la couleur de ses chaussures et celle de sa robe. Elle ne quitte pas la maison, ignore les rues, les voisins, les places, les monuments, les moyens de transport, les magasins, les chiens, les chats, les hommes. Elle aime Pablo. Elle se nourrit de carottes crues à cause des vitamines. Mal. Mal. Douleur. Pas la peste, ni la gangrène, ni la mort: simplement l’amour. Qui n’a pas eu ça? Cette épée chauffée à blanc enfoncée dans le flanc gauche n’est pas là pour vous tuer. Mais comment le lui dire?

Un bruit de pas un jour, en fin d’après-midi, dans le couloir qui craque. La porte du salon s’ouvre. Gwenaelle. Nullement timide. Pleine de questions. S’assied sur le sofa, le pur triangle de son visage porté dans ses deux paumes. Brume dans les yeux verts qui ne voient rien. Elle explique qu’elle s’est décidée à partir, les sacs à faire, la fatigue de ça. La fatigue quoi. Une si grande fatigue, vous ne pouvez pas comprendre. Des larmes lui montent aux yeux, issues de quelque source que délie la faiblesse, l’épuisement d’aimer. Pouvons-nous vous aider à quelque chose? Non, dit doucement Gwenaelle, appliquée à ne pas remuer un muscle du visage afin que ne tombent pas ces larmes qui ne nous sont nullement destinées.

Gwenaelle quitte le salon après un long temps de silence vide, revient une heure plus tard. Le portable à la main. Elle tend dans notre direction l’écran où s’affiche un texto: ses potes passeront après-demain la prendre avec la voiture paternelle. Le visage transfiguré par un sourire, comme si quelqu’un passait et repassait dans son brouillard, une lampe allumée. Gwenaelle a retrouvé une densité, l’épée s’enfonce moins profondément. Et repart, ensoleillée, absurdement belle.

Deux jours plus tard, Gwenaelle nous fait ses adieux. Embrassades. Elle tourne vers nous son visage écarlate, l’eau presque bleu vert de ses yeux nous crie: vous ne comprenez pas, vous ne voyez pas que je l’aime quoi!

Qui a dit cela, dans quelle autre vie? Quand on courait au soleil sur la plage, quand on plongeait dans l’eau froide de l’océan, quand on dévalait les dunes. Qui? Ça s’est perdu, le long des plages, dans l’eau des océans, dans le sable des dunes. Des dizaines. Personne. N’en reste que l’écho douloureux par la bouche de Gwenaelle qui n’existe plus.

Communiqué AFP Drame en Espagne: autopsie ordonnée / mercredi 24 juillet. La conductrice de 19 ans et ses trois amis, tués sur la route, habitaient le Finistère. Ils étaient étudiants à Brest et Lorient.

Dans quatre communes du Finistère, hier matin, c’était la consternation. À Goulbrec’h, Maulon, Gassy et Lurgères, situées au sud de Brest, on a appris la mort brutale de quatre étudiants. Leur voiture s’est écrasée dans un ravin, dans la nuit de dimanche à lundi, au nord d’Alicante, alors qu’ils arrivaient en vacances en Espagne.

En Espagne, l’enquête se poursuit. La voiture était conduite par Gwenaelle B., qui l’avait empruntée à son père. Pour quelle raison a-t-elle quitté l’autoroute A7 en pleine ligne droite, avant de défoncer un parapet et de chuter quinze mètres en contrebas? Il faut rester prudent sur les causes du drame. Une autopsie va être pratiquée à l’Institut de médecine légale de Castalla. Ce n’est qu’ensuite qu’un juge espagnol pourra autoriser le rapatriement des corps en Bretagne.

C’était le début de l’été. L’été avec ses promesses et ses longues journées. Pour Pablo, la vie est devenue une longue attente.

Illustration: Winslow Homer, « The new novel » (1877).

  1. V. says:

    L’adolescence et l’état de jeune adulte sont comme des vêtements que l’on porte avec maladresse. Trop grands, trop serrés, tout agace. Ce portrait est en tout cas, extrêmement touchant et tragique.

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Patrick Corneau