J’emprunte à Renaud Camus dans son Parti pris, Journal 2010 (pages 522-523) cette analyse finement bathmologique* des manières de parler en cours.

« Un des phénomènes linguistiques les plus singuliers de l’époque c’est cette bizarrissime nasalisation de l’élocution, depuis dix, quinze ans, qui n’affecte que les filles. C’est tellement inattendu que pendant très longtemps je n’en ai pas cru mes oreilles et m’étais persuadé que j’avais rêvé, et continuais à rêver. Et puis un jour feuilletant un ouvrage de linguistique appliquée, à la librairie Gibert à Paris, je suis tombé sur un passage où la même observation est formulée noir sur blanc. Donc je n’ai pas rêvé. Mais comment un phénomène de langue qu’on peut imaginer purement culturel, et n’avoir aucun caractère physiologique, peut-il ne s’observer que dans un sexe et pas dans l’autre ?

Les sujets les plus caractéristiques ont en général moins de quarante ans, il s’agit souvent de personnalités du monde culturel ou politique des actrices, des journalistes, des hommes politiques. Le seul nom que j’aie en tête pour l’instant est celui de Clémentine Autain, adjointe au maire de Paris et qu’on entend souvent sur les ondes de France Culture, le matin. Mais plus de la moitié des jeunes femmes invitées sur cette station, à titre de journalistes ou comme invitées, s’expriment de cette façon curieuse. Je ne sais si nasalisation est le terme adéquat, d’ailleurs. Il s’agit d’une sorte de chuintement sur les finales, à la portugaise, peut-être, autant et plus qu’à l’américaine, d’autant que de nombreuses syllabes sont dissociées en deux éléments et qu’on leur ajoute une sorte de virtuel e traînant (le très curieux jour de bonjour, qui emprunte à l’impossible João portugais, tout en gardant l’r), C’est le ton constant des nouvelles ingénues, par exemple. Mais les jeunes historiennes n’ont pas d’autre mode d’expression, souvent. Il faudrait que je me livre à une énorme enquête, pour comprendre. J’ai peur qu’elle ne me soit l’occasion de recevoir encore quelques claques… »

Il manque peut-être à cette description une interprétation sémiologique de cet « habitus » qui n’affecte que les filles: son lien avec la féminité, le féminisme, ce que ce « grain de (dans) la voix » signifie en terme de position, place, évolution de la femme dans la société. Oui, au risque, peut-être, de quelques claques réelles ou symboliques…

* »Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu: bathmologie. Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle: celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l’expression, de la lecture et de l’écoute (« vérité », « réalité », « sincérité »): son principe sera une secousse: elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression. » Roland Barthes par Roland Barthes, p. 71.

Illustration: photographie de Clémentine Autain

  1. Frédéric Schiffter says:

    Renaud Camu-œ a parfaite raison—œ. Les caissièr—œ, les serveus—œ, à présent les toutes jeunes prof—œ, disent « bonjour—œ! » ou « ouai—œ » en nasillant. Ça vous pose une femme, doivent-elles penser. Ça ajoute une touche de distinction et de décontraction, doivent-elles penser. Nasiller, doivent-elles penser, c’est un plus chez la femme d’au jour d’aujourd’hui—œ. Pardonnez mon style, cher Patrick Corneau, mais je me régale, en ce moment, à la lecture de Thomas Bernhard.

  2. Tatata ! La nasalisation et ce « e » traînant ajouté à la dernière syllabe, avec un demi-ton en dessous, on l’entend chez les mâles aussi, dès lors qu’ils ont moins de 35 ans. Surtout vrai dans l’est parisien bobo, et dans le Marais. Dès qu’on passe le périph, en revanche, c’est le claquement de langue au palais qui prévaut (une sorte de ttche en début de mot; « palatalisation » ?), dans un débit de mitraillette. Observations faites de mon petit point de vue ; mais je peux, moi aussi, avoir une oreille sélective…

  3. delorée says:

    Bonsoir monsieur Lorgnon,

    je pense que Renaud Camus se trompe. Ce phénomène-Oe (comme l’écrit si justement Frédéric Schiffter) avait déjà été observé en 1986. Lors de la sortie d’un film comique intitulé « 37,2° le matin », Béatrice Dalle avait développé cette nasalisation à satiété. Outre ses qualités humoristiques sans égales, ce film m’avait marqué car je n’avais pu m’empêcher de rire lors de la scène de l’oeil arraché, ce qui avait rebuté les plus avertis des cinéphiles présents dans la salle. Je voudrais néanmoins ajouter que, muet et sensiblement raccourci, ce film eût été un chef-d’oeuvre grâce aux admirables rondeurs de cette personne.
    Pour ce qui concerne l’apparition de ce phénomène linguistique, l’hypothèse vingt-cinq ans d’âge me semble donc plus probable, même si elle requiert une étude menée avec davantage d’entrain.

    Bien cordialement
    delorée

    1. Merci cher Marquis pour votre commentaire qui remet le sujet dans une perspective historique plus large. J’avais ici même (http://lorgnonmelancolique.blog.lemonde.fr/2007/11/24/pour-bien-penser-faire-le-noir-ne-plus-rien-voir%E2%80%A6/) – pardon de me citer – déjà évoqué les voix françaises telles qu’on pouvait les entendre dans les films d’avant-guerre, voix « chantantes » et, pour certaines, un peu nasales comme celles de S. Guitry, Arletty. On peut donc faire encore reculer la perspective pour autant que nous ayons des traces.

  4. lignesbleues says:

    je le constate aussi chez une jeune demoiselle de…4 ans qui ne dit pas oui mais oui-oe : ça vient peut-être de la maîtresse ? (:-)) Je n’avais pas perçu cela comme une nasalisation et il me semblait que cela affectait surtout les mots se terminant par une voyelle, une façon en somme de prolonger la parole (face à la capacité de discourir masculine ???) Quoique, côté tchatche…

    1. « Ah! ces Grecs, comme ils savaient vivre! Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence! Ces Grecs étaient SUPERFICIELS… par profondeur! » Nietzsche, « Avant-propos de la deuxième édition du Gai Savoir », 1886. 😉

  5. Cédric says:

    Oui, évidemment, à un certain degré, le fond devient la forme et inversement.

    Comme souvent, dans ces espaces où l’air est familier : des rencontres, des signes, des ponts, des échos, nous confirment que l’air est d’un même type que celui qu’on respire dans sa solitude. Je lis actuellement l’ « Ecce homo » de Nietzsche, premier de ses textes dans lequel je me plonge exhaustivement. Je n’en suis qu’à la seconde partie  » Pourquoi je suis si avisé/ j’en sais si long (selon la traduction) « . Et déjà dans le peu que j’ai lu, j’ai vu pourquoi il a fini comme il l’a fini. Il ne lui manquait pas grand-chose à ce Nietzsche, juste un degré de liberté qui change tout, cet ultime degré où l’intelligence se transforme en sagesse. Il n’était pas loin. Mais j’arrête là les paroles superficielles, je m’en vais finir ma lecture.

    Bien à vous.

    1. Tout à fait d’accord avec votre lecture de Nietzsche: intempestif, imprécateur, visionnaire extra-lucide, etc. certes! Mais de sagesse, non: il semble qu’il ait été vaincu par tout le refoulé, tout les remugles de l’inconscient, cette lourde « profondeur » que nous ne maîtrisons pas. Mais cette hypothèse est sûrement « superficielle » pour les spécialistes?!

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Patrick Corneau