Avez-vous remarqué combien il est difficile aujourd’hui de trouver un hôtel dont les portes de chambres ne (se) claquent pas bruyamment? D’échapper ainsi à 6h30 du matin à un concert de claquements aussi intempestifs qu’insupportables*? Les mêmes nuisances (ou « nocences » du latin nocere: « nuire »), hélas, se répètent dans les halls, cages d’escaliers et couloirs d’immeubles où de nocents résidents n’hésitent pas à vous faire savoir qu’ils rentrent ou sortent de chez eux de la plus bruyante et discourtoise manière: « Je suis chez moi, qu’on le sache! ». Dans ses Minima Moralia: réflexions sur la vie mutilée dont la rédaction avait débuté en 1944 (eh oui!) Théodor W. Adorno avait déjà émis quelques craintes sur les signes d’un désastre à venir: « Entrez sans frapper! — La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. C’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires [sic], il faut les claquer; d’autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant celui qui vient d’entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l’intérieur qui l’accueille. On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent. […] ». Minima moralia § 19.

L' »hyperacousien » Renaud Camus dans son Parti pris, Journal 2010, fait la proposition « in-nocente » suivante: « Il me semble qu’une station thermale ou balnéaire en perte de vitesse devrait exploiter le thème du silence, se donner comme ville du silence, promettre le silence à ceux qui y chercheraient refuge: pas de sonorisation, pas de bals en plein air, pas de portes qui claquent, pas de conversations de couloir, pas de vaisselle jetée sur les tables et de couverts jetés sur les couverts – est-ce qu’il n’y aurait pas une clientèle pour cette utopie délicieuse? À moi elle semble en tout cas irrésistible. De tout ce qui me fait haïr la vie contemporaine, le bruit vient certainement en première ligne. Tiens, l’In-nocence devrait proposer la création de zones de silence. » Et puis, quelques pages plus loin, cet aveu: « Comme je suis content d’avoir écrit l’Éloge du chuchotement! Il est le fin mot de ma pensée, et sur ce point elle n’a pas varié d’un iota. On den finirait pas de dresser la liste des lieux, des circonstances et des moments où le chuchotement est absolument de rigueur: les abris d’autobus, les trottoirs, la rue, le pied des maisons, le jour, la nuit, les théâtres, les cinémas, les salles de concerts (mais là c’est plutôt le silence complet qui devrait régner danss l’auditoire), les hôtels, les halls d’hôtel, les couloirs d’hôtel, les chambres d’hôtel même et surtout quand c’est la sienne, les cafés, les restaurants, les sentiers de campagne, les restaurants, les restaurants, les restaurants… »

*Sur le stress lié aux nuisances sonores lire l’excellent billet de JHMV/ »Bref ».

Illustration: « Do not slam the door » (« Ne claquez pas la porte ») / photographie Flickr

  1. lignesbleues says:

    ++ sur ce sujet
    et une suggestion pour un billet à venir, soigneusement référencé comme à l’accoutumée : que dire des nuisances olfactives ? Ne parlons pas des dessous de bras qui n’y peuvent rien les pauvres, mais des abus de Shalimar, Air du temps, Chanel 5 qui, seuls ou pire mélangés, sont aptes à vous gâcher le meilleur concert. Une occupation, un marquage de l’espace, insupportables.

  2. gu seok pil says:

    Et que dire de ces petites villes de France comme Marmande ou Aubusson où toutes les rues commerçantes et principales sont équipées de hauts parleurs qui crachent de la soupe radio à plein volume toute la journée durant ? N’y a t-il donc pas assez de bruit dans les magasins, sur les chantiers de voirie pour les citadins ? Veut on faire croire que la ville est très animée ? Veut on créer un climat de stress , de compulsion, d’énervement ?

    Peut on seulement imaginer un magasin de vêtements où vous pouvez choisir et essayer des vêtements sans avoir les oreilles lessivées par contact fm ou nrj ? Un Kebab sans clip de MTV ?

    Je voudrai bien savoir quels concepts marketings se cachent derrière l’obsession contemporaine de la musique et de la vidéo en tout magasin, en tout lieu public ? Avons nous si maladivement peur du silence ? Y at-il eu des tests scientifiques prouvant que le consommateur langda est cérébralement plus enclin à dépenser dans ce climat de nuisance sonore ?

    Et dites, cher Lorgnon, avez vous vu In Partibus ?? : )

    1. Total accord avec vos commentaires (mais je n’ai pas de réponses, au moins dans le cadre de ce blog, à vos questions). Voulez-vous parler du récent film de Nanni Moretti: « Habemus Papam »? Mon lorgnon, hélas, ne l’a pas vu. 🙂

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Patrick Corneau