Lisant le copieux, inégal mais somme toute passionnant (la preuve étant que je n’arrive pas à le lâcher) Parti pris, Journal 2010 de Renaud Camus, je trouve une sorte de post-scriptum, de complément à mon billet d’hier: une explication possible ou plutôt une hypothèse de nature « sociétale » – comme on dit aujourd’hui – concernant la tragédie du regard. La démonstration étant assez longue, puisque Camus part de la comparaison entre les réalités sociologiques et politiques de la Suède (où il voyageait en juillet 2010) et de la France, je n’en donne ici que la partie la plus pertinente concernant sa réflexion sur le régime du regard (et du regardable) dans nos démocraties :

« Par bien des côtés – socialement, non pas politiquement – la Suède ressemble plus à une démocratie populaire que n’a jamais fait la France. L’égalité y est moins une passion, comme chez nous, qu’une donnée absolue de la vie quotidienne. L’éradication de la classe cultivée, le passage des privilégiés au laminoir, leur disparition de l’espace public, y sont plus sensibles encore que dans notre pays. Il en résulte que le type d’expression le plus courant, dans les visages, que ce soit entre les sexes, entre les âges, entre ce qui subsiste des classes, est celui qui proclame muettement: « Je vous vaux bien et ne vous avisez pas d’en douter. » Encore cette formule-là a-t-elle un caractère phatique, vocatif, directionnel, actif, qui n’est pas dans la vérité des attitudes. Dans la réalité, personne ne s’adresse à personne, même en silence, parce que personne ne voit personne. Comme en toute société égalitaire, ou populaire, petite-bourgeoise, ce qui subsiste de courtoisie, ou plus exactement d’aménité (car la courtoisie est exacte­ment le contraire de cela), va uniquement au connu, au familier, au déjà enregistré comme faisant partie de l’existence du sujet. Il n’y a pas la moindre politesse pour l’inconnu, pour l’étranger de rencontre (de non-rencontre), pour celui auquel aucune relation préalable ne donne de titre à la bienveillance. Il n’y pas d’impolitesse non plus, mind you: tout simplement il n’est pas vu, il n’existe pas; ce qui est bien entendu, à son égard, le comble de l’impolitesse, mais il ne songe pas à s’en formaliser car il a été formé à la même école.

Les gens qu’on laisse passer à la sortie d’un ascenseur passent devant vous sans vous remercier, bien sûr, mais aussi sans vous voir, sans vous apercevoir, sans interrompre leur conversation entre eux. Il en va de même dans toutes les circonstances de la vie. Il n’y a pas d’échanges de regards, pas de reconnaissance de l’autre en tant que contre-humain, pas la moindre prise en compte des existences extérieures à l’individu (je mets de côté, bien sûr, les situations de drague qui doivent bien exister comme partout (j’espère)). »

Illustration: photographie de Renaud Camus prise le jour où ce texte fut écrit (Le Jour ni l’Heure 8641: autoportrait derrière un rideau, Park Inn, ch. 609, Uppsala, Uppland, Suède, samedi 24 juillet 2010, 00:18:07) – Flickr.

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Patrick Corneau