L’intérêt de ne pas être si souvent dans le train est qu’on peut noter des changements d’attitudes, de comportements chez les voyageurs.

Par le passé, le contrôle social était assuré par l’omniprésence du public devant la télévision. Aujourd’hui, c’est la généralisation des prothèses communico-médiatiques – j’entends par là les portables, netbooks, smartphones, lecteurs MP3/DVD, consoles de jeux, tablettes, etc. – qui assure cette pérenne forme de contrôle. Ce n’est plus l’ORTF qui gère la docilité d’une population en la maintenant à heures fixes devant une « autorité » officielle ou une instance de pouvoir, mais des marques (Apple, Samsung, etc.) et leurs produits hautement sophistiqués qui « occupent » les temps de cerveau disponibles, cornaquent (d’autres diraient « aliènent ») les foules.  Durant ce trajet dans le TGV, il n’y avait effectivement personne dans le compartiment, quel que fût son âge ou sa condition, qui n’était un « valide suréquipé » comme dit Paul Virilio. Chacun enfermé dans sa bulle prothétique, dans un dialogue silencieux avec un mystérieux partenaire ou un obscur soliloque avec les menus de l’outil, absent au monde du train (la vitesse ayant déjà amplement « déréalisé » le spectacle du paysage ferroviaire lui-même), chaque passager d’autant plus indifférent à son prochain « hic et nunc » qu’il est plus proche de son lointain « virtuel ». S’il y a encore des visages, il n’y a plus de regard car celui-ci s’est évadé de la réalité présente pour se détourner, se baisser (s’abaisser?), se concentrer sur les complexes manipulations de la prothèse ou la pure jouissance des flux distractifs qu’elle procure. Et quand, par hasard, ce regard croise le vôtre, on est surpris par l’extraordinaire froideur, distance, hébétude, atonie qui s’est cristallisée sur ce même visage. Inévitablement on est amené à se demander quelle sera la prochaine étape dans ce processus de retrait, d’absence aux autres (si ce n’est à soi-même) du citoyen terminal que nous sommes devenus. Quel Diogène viendra secouer cette hypnose (ou narcose) collective? Y aura-t-il des YEUX pour le voir?

Illustration: photographie de Sheila Leirner.

  1. Rodrigue says:

    J’ai conçu une sorte de sketche sur les voyages. Envoyez-moi un couriel si vous souhaitez le lire. Sinon, portez-vous avec constance. Salutations.

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Patrick Corneau