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L’heureux hasard du superbe numéro d’Europe (mars 2011, n° 983) consacré à Georges Perros m’a fait redécouvrir cette lettre écrite en 1946 à ses parents et publiée à la fin de Notes d’enfance par le regretté Bernard Guillemot fondateur des éditions Calligrammes. La force de cette prose nue de tout artifice – qui porte le langage à son point de reconnaissance pour chacun d’entre nous – se dispense de commentaire.

“Vous m’avez mis au monde. Je ne vous en veux pas. J’y suis, j’y reste. Tout bien pesé, j’irai même jusqu’à vous remercier. C’est une expérience à tenter. Au moins une fois. Une fois, sans plus.

Vous m’avez élevé comme vous avez pu, c’est-à-dire, étant donné votre situation sociale et l’amour, porteur de sacrifices, que vous me vouez, comme vous avez vou­lu. Tous vos amis reconnaissent votre bonne volonté et sont prêts à me maudire chaque fois que j’irai contre vos désirs. Fils gâté, pourri, je n’ai absolument rien à vous reprocher. Au contraire. Vous n’avez pas prévu que je vous jugerais un jour. Et je n’espérais pas que mon espèce d’intelli­gence, étouffant mon instinct, vous agrée­rait comme elle l’a fait. Tout est bien. Vous constituez, à ce jour, mon seul patrimoine vivant, vos quatre épaules seraient celles que je choisirais entre toutes, s’il me venait l’envie d’incliner ma fatigante rigueur.

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Je ne vous parle pas souvent, mon père, et vous avez peur de me parler. Tous les livres qui cernent ma chambre vous impressionnent. Tous ces noms que vous ignorez sont autant d’obstacles, vous semble-t-il, à un entretien souhaité. Je ne peux pas dire que vous avez tort de me croire une si vaine supériorité sur vous. Je ne fais rien pour réduire ce mauvais senti­ment, emprisonné, encastré comme je le suis dans ma notion, mon emploi de fils, comme on dit au théâtre. Vous alléguer, pour vous excuser – est-ce bien la peine – que vous n’avez pu vous instruire comme vous le désiriez.

Vous attendez que j’ai quitté la cuisine pour demander de mes nouvelles, profitez de mon absence pour dire à quel point vous m’aimez, ajoutant timidement, pous­sé par le regard de vos amis, que vous croyez que c’est réciproque. Lesquels amis renchérissent: ” Bien sûr. Vous en avez assez fait pour lui “. Oui, mon père, c’est réciproque, mais pas pour ces raisons-là. Il est des soirs, où la perspective de vous retrouver, vous, après une journée exté­nuante, m’emplit le cœur de bien-être. Vous ne saurez jamais pourquoi je vous ai si inconsidérément jeté des bras autour du cou, avant-hier, et combien ce contact m’émeut, me réchauffe, même si vous devez me traiter de fou.

Quant à vous, ma mère, impossible de vous trouver sotte, ou ceci, ou cela. Vous êtes ma mère. Quel prénom. Je n’ai jamais été amoureux de vous, même à six ans, je ne sais comment cela se fait. Sans doute déjà anormal. Mais ne prenez pas mon dégoût “confidentiel” pour une injure. C’est du respect, ou mieux une certaine délicatesse gui m’empêche de vous mettre au courant de mes petites aventures. Je ne vous imagine pas dans un lit, ma mère, et ne serait ma présence, je ne vous aurais jamais cru capable de faire l’amour. Si l’on peut dire. Une mère, ça ne fait pas l’amour. C’est votre regard bleu horizon qui m’en impose le plus, quand j’ai le courage de le toiser aussi longtemps que celui des filles. Quand je vous embrasse, mon père se sent visé, et se venge peu après, me rendant indiscret. Vous êtes sa femme avant d’être ma mère.

Ma mère, vous êtes la seule personne au monde que je voudrais précéder dans la mort, si peu digne des larmes que je ver­serai si je reste après vous, et si sûr de la catastrophe qu’elle provoquerait dans ma carcasse égoïste.

Vous êtes mes enfants; vous tenez de moi maintenant que je ne vous demande plus de m’aider à vivre autrement que “sensiblement”. II est possible cepen­dant qu’un jour je vous paraisse “ingrat”, mauvais fils. C’est que je ne saurais supporter d’autres liens que les miens propres. Je vous quitterai sans remords, tranquille en moi-même, pour vous sauver en moi. Il ne faudra pas vous réunir en grand conseil de famille pour me jeter la pierre. Mais vous estimer davanta­ge pour n’avoir pas été, m’aimant et étant aimé de telle façon, un obstacle à ma ten­tative d’expulsion.”

Illustration: portrait de Georges Perros par Marcel Gonzales

[Ayant subi une attaque massive de spams dans les commentaires, j’en avais supprimé l’accès dans les 3 derniers billets, veuillez m’en excuser.]

  1. oniromancies says:

    Superbe lettre. Je me souviens de l’avoir lu dans les « Notes d’enfance ». Perros a cette faculté de se mettre à nu sans tomber dans l’exhibition, d’être proche tout en respectant l’intimité. De de ce fait, son moi est loin d’être haïssable car il communique une universelle incertitude.

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Patrick Corneau