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Accorder de l’attention à la beauté du monde

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« Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est peut-être un crime d’ingratitude si grand qu’il mérite le châtiment du malheur. » En faisant des recherches sur l’origine de cette citation de Simone Weil (Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu), je suis tombé par hasard sur ce commentaire de Joseph Czapski:

« Le 14 avril. Dimanche de Pâques.
Simone Weil: ‘On serait souvent tenté de pleurer des larmes de sang en pensant combien le malheur écrase de malheureux incapables d’en faire usage. Mais à considérer les choses froidement, ce n’est pas là un gaspillage plus pitoyable que celui de la beauté du monde. Combien de fois la clarté des étoi­les, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube vien­nent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est peut-être un crime d’ingratitude si grand qu’il mérite le châtiment du malheur. Certes, il ne le reçoit pas toujours; mais en ce cas il est puni par le châtiment d’une vie médiocre, et en quoi une vie médiocre est-elle préférable au malheur? D’ailleurs, même en cas de grande infortune, la vie de tels êtres est probablement toujours médiocre.’
(‘De tels êtres’, est-ce que ce sont ceux qui ne sont pas capables de célébrer la beauté de la nature?) Si je me révolte parfois contre Simone Weil, c’est lorsque cette femme, douée du don de la compassion la plus ardente, incapable, pendant l’Occupation, de rien acheter dans un magasin parce qu’elle cédait sa place à un malade, un vieux, un enfant ou un infirme, qui pleurait des larmes amères en lisant un article de journal parlant d’enfants chinois mourant de faim, lorsqu’en jugeant la médiocrité elle se laisse aller à ce mouvement de mépris et qu’elle a l’air de proférer un jugement sur les hommes incapables de respirer un ‘air élevé’. Je n’ai pas la force d’accepter cette parole trop dure, d’ailleurs, que veut dire médiocre? II faut être aussi cruel envers soi-même que l’était Simone Weil pour écrire une phrase comme celle-là. Les hommes ne se divi­sent pas en ‘médiocres’ et ‘non médiocres’, le passage de la médiocrité vers une dimension autre, plus élevée (et inversement) a lieu en chacun de nous, et dans chaque homme d’une manière différente, à sa mesure, celle de sa douleur, de sa sensibilité, de la Grâce qui lui est donnée. Ces femmes du ghetto traînées dans la boue, insultées, dont Piotr m’a montré les photos, n’avaient peut-être jamais regardé les étoiles ni entendu le bruit de la mer, peut-être étaient-elles ‘médiocres’. Et alors? Avaient-elles mérité plus que nous ces tourments? »

L’art et la vie
de Joseph Czapski et Wojciech Karpinski, L’Age d’Homme (2002).

Illustration: origine inconnue

  1. Pradoc says:

    Je pense que par médiocre, Weill entend « inaccompli ». Ce qui n’atteint pas sa hauteur ou sa possibilité.
    De là, la phrase semble prendre sens et ne contrarie pas l’absence d’humilité contenue dans le jugement qui vous a gêné.

  2. Breuning Liliane says:

    Léon Trotsky, séjournant chez les parents de Simone Weil, conseilla à la jeune fille de rejoindre les rangs de l’Armée du Salut.

  3. gu seok pil says:

    J’ai tendance à partager le point de vue de Pradoc : médiocres dans le sens inaccomplis.

    Médiocre peut être interprété de mille et une façon :

    Montaigne parle de la médiocrité comme un juste milieu humain à viser

    Verlaine parle du médiocre comme le contraire du poète, le Monsieur Prudhomme de base :

    Monsieur Prudhomme

    Il est grave : il est maire et père de famille.
    Son faux-col engloutit son oreille. Ses yeux
    Dans un rêve sans fin flottent, insoucieux,
    Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille

    Que lui fait l’astre d’or, que lui fait la charmille
    Où l’oiseau chante à l’ombre, et que lui font les cieux,
    Et les prés verts et les gazons silencieux?
    Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille

    Avec Monsieur Machin, un jeune homme cossu.
    Il est juste milieu, botaniste et pansu.
    Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

    Ces fainéants barbus mal peignés, il les a
    Plus en horreur que son éternel coryza,
    Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.

  4. Rodrigue says:

    Comment ne pas partager la vue de Simone Weil (ce qui n’implique pas d’accepter ses croyances) sur la médiocrité ? Comment ne pas être, en effet, révolté par des êtres incapables de d’aprécier la beauté la plus accessible, les joies les plus évidentes de la vie qui s’offre à nous ? Le seul qui puisse me réconcilier avec la médiocrité, parce qu’il en a fait le sujet de chacun de ses livres, et la transmuée grace à son grand art, en un objet magnifique, est Céline! Céline donne la parole à cette chose-là, la menace, la traque, l’oblige à parler, à s’expliquer, et l’exténue. Car, qu’on ne s’y trompe pas, cette recherche de Céline de la médiocrité, et cette magnifique célébration la dénature radicalement. Et ainsi la sauve ainsi d’un néant trop radical et non biologique!

  5. une souris verte says:

    Bien d’accord avec le commentaire précédent !!!
    Car enfin, Simone Veil ne dit rien d’autre que la stricte vérité : le Beau peut sauver l’homme de la désespérance et, même au plus profond d’une tragédie, être capable de s’ouvrir pour accueillir la splendeur des choses nous sauve de la tragédie elle-même.
    C’est être bien orgueilleux soi-même que de se complaire dans son malheur en dédaignant ce qui peut guérir ! Je ne veux pas (et non « je ne peux pas » !) me sauver de mes abîmes car mes abîmes valent bien mieux que la Beauté qui s’offre à moi. Variante : je me contente du medius res parce que le sublime me répugne, me fait sentir encore plus la petitesse de ma condition humaine.
    Czapski accuse Veil de hauteur mais, en fait, c’est lui le plus méprisant des deux ! Il achoppe sur le terme de « médiocre » parce qu’il se sent blessé dans son amour-propre (de mâle dominant ? ;).
    On lui pardonne bien volontiers, lui qui connut les pires horreurs de la guerre. Mais on sent bien qu’un repli de son inconscient l’empêche de lire sereinement la claire philosophie de Veil …

  6. lucky says:

    Il serait heureux que chaque note de ce blog puisse proposer un bouton Facebook afin d’en faire partager le contenu.
    Merci d’avance et merci pour Simone Weil.

    Merci pour la suggestion et pour votre commentaire. 🙂

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Patrick Corneau