hmorganlettrine2.1262963796.jpgParmi tous les hommages, célébrations, évocations qui affluent à l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition tragique d’Albert Camus, il est regrettable de constater que peu de voix ont souligné le rôle initiateur et formateur que Jean Grenier (1898-1971), son professeur de Philosophie à partir de 1930 au Lycée d’Alger, exerça sur lui en classe de Philosophie, en hypokhâgne puis dans l’éclosion de son génie littéraire.

On ne peut comprendre ni la genèse ni l’évolution de l’œuvre de Camus sans replacer à leur juste place la personnalité et l’œuvre de Jean Grenier.

Pour beaucoup, du moins ce qu’on appelle le « public cultivé », Jean Grenier n’est que le professeur de Camus. Il a certes ses admirateurs dont plusieurs se sont demandé si l’œuvre du maître, restée dans l’ombre – même si elle fut auréolée du prestige de la NRF -, n’est pas plus profonde que celle de son illustre 9782070297764.1262963766.jpegdisciple. Malgré le Grand Prix National des Lettres qui lui fut décerné en 1968 pour une œuvre aussi complexe par la multiplicité de ses plans que polymorphe dans son expression (romans, essais, philosophie, esthétique, critique d’art, traductions, etc.), Jean Grenier reste l’auteur des Iles, livre lu et aimé par un cercle restreint. Un de ces livres rares (aujourd’hui on dirait « cultes ») dont la splendeur nue ouvre une porte au clair-obscur de l’esprit, une porte étroite qui mène à une sagesse de l’incertitude que Camus sut faire sienne. Les Îles (1933) en effet, déterminèrent la vocation d’écrivain de Camus, comme ce dernier le rappellera en janvier 1959 dans sa préface à la réédition de l’ouvrage. Cet éveil chargé d’un « doute » et d’une inquiétude créatrice donna une impulsion décisive à sa propre création. Dans cette belle préface Camus compare « l’ébranlement » reçu à la lecture de l’ouvrage de Grenier au choc produit par Les Nourritures terrestres de Gide sur une génération précédente, en rappelant  son « heureuse barbarie » d’alors dans l’immanence solaire de l’Algérie: « La vérité du monde était dans sa seule beauté, et dans les joies qu’elle dispensait. Nous vivions ainsi dans la sensation, à la surface du monde, parmi les couleurs, les vagues, la bonne odeur des terres. » Mais contrairement à la ferveur gidienne, cette jouissance sensuelle est menacée par les thèmes plus nostalgiques du périssable et de la quête du sens: « Il nous fallait des maîtres plus subtils et qu’un homme, par exemple né sur d’autres rivages, amoureux lui aussi de la lumière et de la splendeur des corps, vînt nous dire, dans un langage inimitable, que ces apparences étaient belles, mais qu’elles devaient périr et qu’il fallait alors les aimer désespérément. […] Les Îles venaient, en somme, de nous initier au désenchantement; nous avions découvert la culture. »

jgportraitjoelminoisreduit.1262964007.jpgCe rôle d’initiateur se transformera peu à peu avec l’affirmation de l’œuvre camusienne en un rôle d’accompagna­teur amical, attentif et fidèle. Pourtant, le jeu complexe de conni­vences et de différenciations qui s’était engagé entre professeur (au style fort peu « scolaire ») et disciple cachera parfois un dialogue diffi­cile: « Et puis cet homme du ‘dia­logue’ était un homme du monologue, comme tous les grands esprits, disons à la rigueur, du monologue dialogué », confiera pudiquement Grenier dans Albert Camus, Souvenirs (Gallimard, 1968). Si un humanisme tragique constitue leurs prémisses communes, elles obligeront Camus à devenir un révolté puis un moraliste alors que Jean Grenier évoluera vers une contemplation plus indifférente, proche du Wou-Wei (non-agir) l’un des préceptes du Tao, et secrètement chrétienne voire quiétiste. Là tient toute leur différence, qui moins que de deux pensées est celle de deux tempéraments. Après la guerre, les croisements et les échanges entre le maître et l’ancien élève installé à Lourmarin s’enrichissent d’une fidélité nouvelle aux lieux de Gre­nier, auteur de « Sagesse de Lourma­rin » (Cahiers du Sud, mai 1936).souvenirs.1263456783.jpg
Rien n’illustre mieux la continuité de cette amitié que leur Correspondance (1932-1960) où s’échangent la confiance déférente chez l’un et l’attention, la vigilance ainsi qu’un soutien sans concession chez l’autre. Camus donnera une autre preuve de son attachement à son ancien professeur en lui dédicaçant L’Envers et l’Endroit et L’Homme révolté. Peu avant sa mort accidentelle, il rappellera une dernière fois dans la préface aux Îles la modestie exemplaire qui avait toujours été la sienne sur la ré­ciprocité d’influences entre maître et élève: « À la fin, le maître se réjouit lorsque le disciple le quitte et accomplit sa différence, tandis que celui-ci gardera toujours la nostalgie de ce temps où il recevait tout, sachant qu’il ne pourrait jamais rien rendre ».

Extrait de l’émission « Thèmes et controverses » (15 mars 1956) de Pierre Sipriot dans laquelle Albert Camus rend un hommage sensible et amical à son maître Jean Grenier.

Illustrations: Gallimard et Joël Minois.

  1. Joël Minois says:

    J’ai beaucoup aimé votre texte, j’ai beaucoup aimé l’enregistrement et je suis flatté que vous ayez ressorti ma photo. Mon exemplaire des Iles est de 1933 et il m’a été dédicacé par Jean Grenier. Merci Monsieur Corneau.

  2. oniromancies says:

    Bravo pour votre étude et merci pour ce document sonore exceptionnel. C’est affligeant de voir à quel point Jean Grenier est méconnu à notre époque et ses livres difficilement trouvables en librairie (en dehors des Iles). Aucun des magazines qui ont consacré des hors-séries sur Camus ne proposent d’article à son sujet. Pourquoi ? Est-ce la faute à Camus ? Je ne pense pas. Certains diront que Camus correspond à un besoin de sens à donner dans l’action, dans un engagement fraternel, qui est aux antipodes de la sagesse individuelle de Grenier. Mais quand même, quand on voit le succès des livres de François Jullien sur la pensée orientale, le regain d’intérêt pour les pensées de l’existence et les expositions consacrées à des peintres non-figuratifs comme Soulage, on peut se demander pourquoi le nom de Grenier n’apparaît pas plus souvent…

  3. une souris verte says:

    Depuis la publication de cet article, j’ai entamé (mais non terminé) la lecture de cette « pépite » … Votre dythirambe m’avait alléchée, Camus lui-même était si convaincant …
    Monsieur Camus, Monsieur le Lorgon emmoustaché, pardonnez-moi : je suis une inconditionnelle de l’un et une lectrice affamée de l’autre, mais non, vraiment non : je n’ai rien rien trouvé sur le rivage de ces Iles. Mon émotion est restée en friche et ma pensée plate comme un encéphalogramme d’âne mort.
    C’est grave docteur ?

    OUI. Pas l’encéphalogramme. L’âne mort…

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Patrick Corneau