hmorganlettrine2.1258017712.jpgrddm.1258018244.jpgJ’aime lire la Revue Des Deux Mondes, d’abord parce qu’il fut un temps où la lire n’était pas dans l’air du temps. L’air du temps a changé, la revue, non. Elle a su « durer » comme l’explique son sagace rédacteur en chef Michel Crépu dans l’éditorial du numéro anniversaire 1829-2009 d’octobre/novembre: « À quoi sert une revue? À passer en revue, comme son nom l’indique. À feuilleter le monde, à s’y promener sans but précis, à s’arrêter aussi pour approfondir, prendre le temps. Telle qu’elle a été inventée, la Revue des Deux Mondes a toujours été, par excellence, la revue de l’amateur. Qu’est-ce qu’un amateur? Quelqu’un qui a peu de préjugés et ne demande pas mieux que d’écouter ceux qui ont des choses à raconter. Que l’on ne s’y trompe pas: l’amateur n’est pas dupe des discours frelatés, il a un bon radar, et sa bonne volonté est proportionnelle au soin que l’on met à lui servir une nourriture de qualité. » La recette est donc simple: durer c’est privilégier la qualité sur tout le reste (la maquette n’a pratiquement jamais varié alors que la plupart des journaux multiplient les contorsions avec des « nouvelles formules » pour rattrapper un lectorat en fuite…).
La lecture de ce numéro bilan suffit à nous convaincre par quelques articles des années trente dont la pertinence ou la qualité de vision, et même la nature visionnaire, est proprement stupéfiante (« L’Autriche sous le régime hitlérien » de R. D’Harcourt, 1939 et « Joyce et l’Italie » de Louis Gillet, 1934).
On y lira une assez sage interview de Michel Houellebecq dans laquelle il nous confie que, sur le sujet de la violence, il n’est pas girardien: « Je connais René Girard surtout pour une thèse, que je trouve fausse, et qui s’énonce ainsi: on désire ce que l’autre désire. Pour moi, c’est plus simple que ça: on désire ce qui est désirable. Un corps de jeune fille, c’est désirable en soi. J’observe d’ailleurs une relative invariabilité du corps désirable, malgré ce qu’on dit sur le sujet. Le 90-60-90 reste l’universel moteur du désir masculin. »
Enfin, le « Journal littéraire » de Michel Crépu* est un régal de critique intelligente et personnelle, j’entends par là quelqu’un qui fait mentir Pol Vandromme qui disait que la gent critique littéraire se divise en trois espèces: ceux qui ne savent pas lire, ceux qui ne savent pas écrire, ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Non seulement M. Crépu sait lire et écrire, mais il sait aussi ne pas être à la remorque de l’air du temps, ce qu’il y a de pire (entre autres) dans les mondanités parisiennes ici finement observées: « Dîner chez X., nous sommes là une petite dizaine. Impression pénible que chacun a devant lui le pupitre invisible de son cahier des charges: l’obsession de prendre le pouvoir dans un dîner, d’occuper le terrain, bombardement régulier de « bons mots » cela tout bonnement dans la trouille de disparaître, de passer pour le pauvre type qui ne dit rien. Contentement intime de constater que j’ai oublié d’apporter mon pupitre à moi et que je ne suis pas le seul (mais justement, je sais très bien que mon cahier des charges à moi est celui-là: le distrait qui fait semblant d’avoir oublié, etc.); fatigue, hâte de retrouver le silence de la rue nocturne, le courant d’air à la fenêtre du taxi, Paris. »

Illustration: couverture du nunéro d’octobre-novembre de la Revue Des Deux Mondes.

*Lecture: Journal littéraire 2002-2009, coll. L’infini, Editions Gallimard, octobre 2009. Lire aussi son excellent « Edito mobile » sur l’identité nationale, sur Camus…

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Patrick Corneau