bouvier.1242231458.jpghmorganlettrine2.1245304036.jpgTrop de gens attendent tout du voyage sans s’être jamais souciés de ce que le voyage attend d’eux. Ils souhaitent que le dépaysement les guérisse d’insuffisances qui ne sont pas nationales, mais humaines, et l’ivresse des premières semaines où, tout étant nouveau, vous avez l’impression de l’être vous-même, leur donne l’impression passagère qu’ils ont été exaucés. Puis quand le moi dont ils voulaient discrètement se défaire dans la gare du départ ou dans le premier port les retrouve au détour d’un paysage étranger, ce moi morose et solitaire auquel on pensait avoir réglé son compte, ils en rendent responsable le pays où ils ont choisi de vivre.
Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C’est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c’est du patinage ou du tourisme.

(…) Toujours on parle de l’attrait de « l’inconnu », et ce produit continue à se vendre fort bien. Mais c’est pour les paresseux ça: l’inconnu. On ne dit pas comme dans la répétition, le mystère grandit. La femme à laquelle vous êtes retourné dix mille fois: voyez comme elle s’enténèbre et se multiplie. Le bosquet qui vous plaisait tant est devenu forêt domaniale, où il faut semer des cailloux blancs pour ne pas se perdre. Pour moi elle s’est tellement étendue que même au sommet de ma voix je ne parviens presque plus à m’y faire entendre. Chaque matin il y a de nouvelles lieues à parcourir sur ce seul visage, et des provinces entières dont je ne sais encore rien.
Le Vide et le Plein : Carnets du Japon 1964-1970
par Nicolas Bouvier et Grégory Leroy, Hoëbeke (réédition Folio – Gallimard, 2009)

Nicolas Bouvier, né en 1929 à Grand Lancy, mort en 1998 à Genève, était journaliste, poète, photographe et écrivain voyageur. Ses voyages innombrables en Europe de l’Est, en Asie (particulièrement au Japon) ont donné lieu à une abondance de récits de voyage qui se distinguent par leur vision très personnelle et sans préjugés de l’étranger. L’un de ces rares esprits qui, contrairement à Thomas qui, n’ayant pas vu, ne croyait pas, avait trop vu de par le monde pour croire désormais à quoi que ce fût.

Illustration: Photographie ©Yvonne Böhler.

  1. nomade says:

    J’avais dans la tête les rêves vécus de mes voyages, petits ou grands, passés. Il m’est arrivé de refaire ces rencontres à nouveau. Ce que j’avais vu m’avait paru immense et impressionnant à la première découverte, somme toute banal aux retrouvailles.
    Il ne faut jamais vouloir refaire un rêve d’enfant: tout beau voyage est dans la mémoire. Tout étonnement est à chérir en soi.

  2. totem says:

    Ce billet me rappelle au souvenir d’un voyage solitaire en bus à travers les USA en 1981, c’est exactement ce qu’il m’est arrivé, le voyage m’a déconstruit, je lisais alors « la mémoire des vies antérieures » de Desjardins.

  3. gballand says:

    Très beau texte. Je vais de ce pas remonter le livre de Nicolas Bouvier, que j’avais laissé reposer dans la bibliothèque de mon bureau sans l’avoir encore ouvert.

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Patrick Corneau