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Vie brève* d’Ange Spinetti
Ange Spinetti est de ces artistes dont on ne parle pas dans La Gazette de Drouot. Sa peinture est trop confidentielle pour quelque publicité que ce soit, en parler semble presque déplacé. Quand j’ai rencontré Spinetti, j’ignorais qu’il fût peintre – état qu’il cachait généralement, sauf à ceux qu’il considérait posséder un « regard » – je n’ai jamais su ce qui fondait une telle élection. Un visage toujours bronzé et des yeux vides à force d’être bleus. Un dos athlétique soulevant sans effort les châssis toujours tournés vers le mur. Je fus l’un de ses rares modèles. Rares car les séances avec Spinetti étaient insupportables non par leur durée ou l’ennui mais parce que le peintre était imprévisible. Le sujet c’était lui, acteur d’une scène à haute tension où l’énergie circulait dans un maelström dévastateur. Les mécaniques du destin ne sont pas un jeu de hasard: l’ascendant de Spinetti était implacable, fatal, j’en suis la piteuse démonstration. Les années ont passé. Loin de brouiller l’image de Spinetti, elles ont eu l’effet inverse, il est beaucoup plus présent dans mon souvenir et de manière plus nette qu’il ne l’était à l’époque où je le côtoyais. Sa fréquentation était sans doute trop déstabilisante pour que j’aie alors une claire appréhension de sa personne. J’ai gardé une photo de nous prise à l’époque où, l’été, il occupait un étrange « bunker » grisâtre surplombant la mer dans les Calanques de Cassis. Nous sommes assis sur des rochers et j’ai l’air d’être un frère cadet qu’il aurait pris sous sa protection. Autant Spinetti avec son front haut, son regard droit, et la cigarette qui lui pend au coin des lèvres respire une force tranquille, autant avec un sourire timide et mélancolique, je ne semble pas tout à fait à mon aise. Avant de me remettre la photo, il avait apposé au dos un tampon aux lettres bleues indiquant: Photo Spinetti. Reproduction interdite. Souci de protection préventif ou pièce destinée à l’édification de sa future légende? Pendant près de trente ans, je n’ai guère pensé à Spinetti. Notre rencontre avait eu lieu dans un très court laps de temps. Il a quitté la France au mois de juin 1974 et j’écris ces lignes en août 2008. Je n’ai jamais eu de nouvelles de lui et j’ignore s’il est mort ou vivant. Son souvenir est resté en hibernation et voici qu’il resurgit cet été. Est-ce parce que j’ai retrouvé cette photo? Ou bien parce que notre mémoire connaît un processus analogue à celui des photos Polaroïd mais sur le long terme? Qui sait, viendra l’heure où l’on écrira sur lui une monographie illustrée des rares clichés qu’il a autorisés. Il en est digne. En attendant, si ces lignes le sortent de l’oubli, j’en serai très heureux – un oubli dont il est responsable et qu’il a recherché délibérément.

Il me semble nécessaire de noter ici les quelques indications biographiques que j’ai malgré tout pu rassembler sur lui: il était né à Anvers en 1930 et il avait à peine connu son père, un diamantaire. Sa mère et lui avaient la nationalité italienne. Après quelques années d’étude à Bruxelles, il quitta la Belgique pour Paris en 1948. Là, il travailla comme assistant de plusieurs peintres. En 1952, il fit la connaissance de Christian Dotremont, la tête pensante du groupe Cobra. Celui-ci l’entraîna dans les nombreuses manifestations et interventions que ce mouvement turbulent organisa. A partir des années soixante, il accompagne Dotremont dans sa dérive cryptomystique vers la Finlande, la Laponie puis le Cap Nord. En 1966 il prend ses distances et publie le manifeste « Psychadilly Circus » où il dénonce les sujétions liées à Cobra et à son collectif (Alechinsky, Appel, Corneille, Jorn). Il semblerait que Gloria, la compagne de Dotremont, ait été un élément décisif dans ce « schisme ». Celle-ci lui proposa de partir pour les Etats-Unis et obtint deux visas. Spinetti, au dernier moment, décida de rester en France. Fortement impliqué dans les évènements de Mai 68, il fut inquiété et dût se réfugier en Italie. De retour à Paris, il retrouva Gloria à côté de qui il connut sa période créatrice la plus féconde. Les années suivantes ils firent de nombreux voyages, la plupart à l’occasion d’expositions et de biennales où son nom était devenu incontournable. Après la mort de Gloria – dont j’avais vu un incroyable portrait sur les murs de son atelier-bunker et qui survint dans des circonstances troubles – le champ de ses relations se rétrécit et il se replia de plus en plus sur lui-même.

J’éprouve une gêne à donner ces détails, et j’imagine l’embarras de Spinetti s’il les voyait notés noir sur blanc. C’était un homme qui parlait peu. Et il aura tout fait pour qu’on l’oublie, jusqu’à partir pour le Brésil en 1974 et ne plus donner signe de vie. Il me disait souvent: « Quand j’arriverai là-bas, je vous enverrai une carte postale pour vous indiquer mon adresse. » Je l’ai attendue vainement. Je doute qu’il tombe un jour sur ces lignes. Si cela se produisait, alors je recevrais la carte postale, du fond du Sertão ou d’Amazonie, avec ces simples mots: TAISEZ-VOUS.
On ne peut pas demander au soleil plus de soleil, ni à la pluie moins de pluie.

*Ce texte inaugure une nouvelle rubrique, un peu dans le prolongement des « portraits » précédents. Des récits concis où sont recensées des vies (biographies, confessions, mémoires) se voulant des célébrations de la vie brève: non les vies nobles et étendues des Césars mais bien des existences fantaisistes et courtes, obscures ou exceptionnelles parfois, uniques toujours. Une tradition littéraire inaugurée avec les John’s Aubrey’s Brief Lives et autres vies plus ou moins brèves, plus ou moins imaginaires de Marcel Schwob, Jacques Roubaud, Pierre Michon, Pascal Quignard…

Illustration: le « bunker » de Spinetti, photographie Unautreroman

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Patrick Corneau