N’ayant guère le goût pour la saison touristique où ce que l’on aime devient méconnaissable sous le piétinement de l’homme-masse, je rêve de pouvoir faire un « voyage sentimental » à la manière de Sterne* qui consisterait à visiter les refuges, retraites (retiro) des écrivains, poètes et autres rêveurs mélancoliques: Thoor Ballylee, la tour austère de Yeats à Galway (Irlande), la chambre d’Etude à Culross – ancienne maison où les ecclésiastiques importants séjournaient (Ecosse), la cabane de Dylan Thomas à Laugharne sur l’estuaire du Taf (Pays de Galles)…
Ce pèlerinage des endroits clos (où jamais l’âme ne se déguise), lieux du rêve et de la protection, du repli sur soi et de l’échappée imaginaire se terminerait nécessairement par la tour-bibliothèque de Montaigne…
Le Shaw’s Corner serait une étape obligée.

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C’est dans l’ancienne cure de la petite ville d’Ayot Saint Lawrence (Hertforshire/Angleterre) que Charlotte et George Bernard Shaw vécurent de 1906 à la mort de l’écrivain en 1950. Une grande maison de briques rouges, isolée, avec un beau jardin, lieu idéal pour la flânerie. George Bernard Shaw et sa femme avaient l’habitude d’y faire une promenade d’environ un mile, en cercle, déposant à chaque passage une petite pierre dans ce qui est devenu un énorme monticule… Tout au fond se trouve le retiro de Shaw: une « hutte d’écriture » construite sur roulettes pour pouvoir être déplacée et ainsi profiter de la vue ou pour en améliorer la luminosité intérieure. On dit que ces huttes étaient à la mode au début du XXème siècle. Au fil du temps, cette annexe a été raccordée au système électrique de la maison, une ligne téléphonique entre la cabane et la maison a même été installée. C’est dans ce refuge que bon nombre des œuvres de cet Irlandais acerbe et provocateur, pacifiste et anticonformiste (Nobel de littérature en 1925) ont été écrites: jusqu’à sa mort, il s’y est rendu chaque jour pour travailler. Quand il écrivait dans la hutte et qu’un visiteur intempestif venait le solliciter à la maison, les domestiques pouvaient répondre sans mentir: « Monsieur est dehors » ce qui avait pour effet de faire partir les gêneurs… En effet, l’écrivain n’est-il pas celui qui est toujours « dehors » même lorsqu’il « voyage » au plus profond de lui-même**?

*Observer tranquillement et s’abandonner aux sentiments divers que les choses peuvent vous inspirer.
**Jean Grenier: « Mais non, je ne suis pas absent; je suis présent (ailleurs). » Lexique, Fata Morgana, Montpellier, 1981.

Illustrations: la hutte d’écriture de G. B. Shaw (source et crédit photographique http://maisonsecrivains.canalblog.com/)

  1. Trés belle évocation du voyage intérieur et ‘sentimental’ (j’aime beaucoup Sterne et son humour ravageur et décalé).
    Les « huttes » d’écrivains m’ont toujours remué ‘quelque part’.

    J’ai eu l’occasion de me promener tout à côté de la Hütte du philosophe Martin Heidegger, à Todtnauberg en Forêt-Noire au Sud de Fribourg. C’est toujours remuant de voir des lieux simples et retirés où la création, la pensée, l’écriture et les rares rencontres prennent place et se développent comme par miracle.
    Amitiés
    Roméo

  2. Pingback:Kasper Suits

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Patrick Corneau