bacon_autoportrait.1206905239.jpgOn a raconté beaucoup d’anecdotes sur Lacan, la plus connue étant que lorsqu’il décrochait le téléphone, qu’il entendait « Allo, Monsieur Lacan? », il répondait: « Certainement pas ».
On sait moins que
Lacan souffrait de graves crises de dépression, qui revenaient plus ou moins régulièrement et pendant lesquelles personne n’avait le droit de l’approcher, l’accès de son bureau/cabinet étant alors strictement interdit. Dans le cercle de ses proches on ne faisait aucune mention de cette maladie, et l’on savait en particulier que quiconque risquait une allusion en ce sens encourait la disgrâce du maître. Or l’une des crises du psychanalyste dura un temps exceptionnellement long, ce qui entraîna de sérieux embarras. Dans les bureaux de l’hôpital Sainte Anne où il enseignait alors s’accumulaient des documents dont la direction réclamait l’expédition, laquelle était impossible sans la signature de Lacan. Ses collègues et assistants ne voyaient aucune solution. Le hasard voulut alors qu’un petit coursier appelé Choukroun, se trouvât dans le service où, comme d’habitude, les collègues du célèbre psychanalyste réunis faisaient entendre leurs plaintes désolées. Zélé, Choukroun leur demanda: “Qu’y a-t-il donc? En quoi puis-je vous aider?” On le mit au courant de la situation car Choukroun connaissait bien Lacan pour lui avoir rendu déjà de menus services. “Si ce n’est que cela, répondit Choukroun, laissez-moi les documents, je m’en charge.” N’ayant rien à perdre, les assistants se laissèrent persuader, et le coursier, la liasse de documents sous le bras, traversa Paris comme une flèche jusqu’à l’appartement de Lacan. Sans s’annoncer, sans même décliner son nom à l’employée, il s’engouffra dans l’appartement. La chambre de Lacan n’était pas fermée. Dans la pénombre, vêtu d’une élégante veste d’intérieur, Lacan était assis sur son lit, le regard perdu, fumant ses éternels cigarillos. Choukroun s’avança jusqu’au bureau, attrapa un stylo et, sans un mot, le mit dans la main de Lacan; puis il posa le premier document venu sur ses genoux. Après avoir jeté un regard absent sur l’intrus, comme en rêve, Lacan signa le document, puis, un second, et tous les autres à la suite. Après avoir rangé le dernier en sûreté, Choukroun, sans autre forme de procès, quitta la chambre comme il était venu, les documents sous le bras. Il revint triomphalement à Sainte Anne brandissant les précieux papiers. Les collègues de Lacan se précipitèrent sur lui, lui arrachèrent les dossiers des mains. Le souffle court, ils examinèrent les pièces. Personne ne disait un mot; le groupe restait figé. Choukroun s’approcha de nouveau, et de nouveau s’informa avec empressement de ce qui causait la consternation générale. Alors, à son tour, il découvrit la signature. Tous les documents étaient signés: Choukroun, Choukroun, Choukroun…

Illustration: « Autoportrait », Francis Bacon.

  1. Danalia says:

    Merci pour ce texte. Et pour le portrait. Francis Bacon me touche tout particulièrement, et ce tableau plus encore, j’ignore pourquoi… Il faudrait peut-être que je consulte un psychanalyste ?…

  2. Breuning says:

    J’ai déjà lu cette histoire quelque part, mais les protagonistes avaient d’autres noms. Et comme vous la publiez le 1er avril… Aidez-moi, s’il vous plaît. Liliane de Strasbourg

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Patrick Corneau