inland460.1202074285.jpgAppelons-le Frédéric. Frédéric est le résultat heureux de la greffe du gène libertaire sur la souche des nantis de l’hyperclasse qui fleurit exclusivement dans les grandes villes. Il habite un duplex spacieux dans un vieux quartier de Paris, du côté du canal Saint-Martin où se retrouve la frange suradaptée des « battants » appartenant aux professions libérales, ou créatives, ou de communication. C’est un monde où l’on est vif, rieur, rapide, ouvert, averti, informé par la lecture des journaux et magazines. Ces magazines où l’on s’indigne sur la misère du monde tout en conseillant l’achat de disques de rock édités par Warner Brothers, où l’on montre des Somaliens affamés et des robes Prada. Sans être mondain, Frédéric aime recevoir ses amis dans une ambiance « décomplexée ». On mange des sushis et l’on boit du champagne autour d’une grande table basse où trône le dernier opus de Philippe Starck à côté de macarons de chez Ladurée. Les femmes sont souriantes et épanouies, les hommes d’une incontestable élégance – avec ce rien de nonchalance qui donne tout leur prix à de coûteux vêtements. Tous ont visité les dernières expositions, vu les derniers films. Frédéric est un cinéphile averti avec des goûts éclectiques: le vénéneux David Lynch est « culte », ce qui ne l’empêche pas d’adorer les cyber-monstres mégatrash et les Liquidators à barbiche; il y a vingt ans Frédéric considérait Clint Eastwoood comme un fasciste, aujourd’hui il pense que c’est un grand cinéaste. Frédéric et ses amis connaissent parfaitement la télévision, les émissions, les séries, les présentateurs, les animateurs qu’ils analysent haineusement, tout en ne réussissant jamais à tourner le bouton. Quelques-uns de ses amis ont des enfants, parfois en bas-âge; ils les confient à des nounous philippines auxquelles ils s’efforcent de faire obtenir une carte de séjour. Frédéric trouve qu’il n’y a rien de plus beau que le repas de Noël d’une famille recomposée. Pourtant, il ne veut pas se marier mais considère le PACS comme un grand progrès social: il permet de répudier son conjoint par simple lettre recommandée. En tant qu’homme, Frédéric a appris à cultiver sa féminité, peut-être en lisant de jeunes romancières pleines de déchirements et de tréfonds. Il aime leurs beaux bouquets de cris. Frédéric parle la langue de miel des publicitaires et autres médiatiques; pour lui le mot « tolérance » est ringard, il préfère s’exprimer en termes d’empathie. Avec cette alacrité propre aux esprits observateurs, Frédéric aime décrire les autres à travers les catégories de la sociologie contemporaine, tout en s’abstenant d’y soumettre son propre cas, il lui serait désagréable d’apprendre qu’il se rattache aux habitus de classe de la néobourgeoisie semi-intellectuelle française du début du XXIe siècle, dite bobo. C’est pas bon de se savoir bobo. Pour Frédéric, les bobos ce sont les autres, sous-entendu ceux qui ont un peu plus d’argent, qui peuvent prétendre à l’atelier sur cour, la petite maison charmante dans une impasse privatisée, le loft avec vue sur le Sacré-Coeur, etc. Le bobo c’est toujours l’autre, celui qui vous ressemble mais en mieux, que vous dénigrez tout en l’enviant secrètement.
Je ne vous dirai pour qui Frédéric et ses amis ont voté le dimanche 6 mai 2007.

Illustration: photographie extraite de « Inland Empire » de David Lynch

  1. Après votre récente attaque contre Jacques Lacan (vous avez dû acheter « Le livre noir de la psychanalyse » ?), voilà que vous versez maintenant dans la caricature digne du « Figaro » ou pire.

    Faizant, laissez-le reposer en paix !

    On ne se baigne jamais deux fois dans le canal Saint-Martin, n’importe quel « bobo » sait cela. Mais c’est un lieu sans doute plus populaire que vous ne l’avez jamais observé « en vrai ».

  2. Danalia says:

    Oui… vos portraits sont peut-être un peu trop caricaturaux pour que qui que ce soit puisse s’y reconnaître ; dommage, car ils sont brillamment écrits. Mais je me demande si la répétition – de la formule initiale et du format – ne les rend pas moins corrosifs. Ce qui me gêne le plus est la dureté de votre regard, en même temps qu’une certaine ambiguïté : ces pages sont-elles censées faire rire le lecteur ou bien s’agit-il de brosser pour lui un portrait (parfois le sien) d’une plume acérée, trempée dans une amertume et un pessimisme qui le dérangent ?

  3. patrick says:

    Danalia : « vos portraits sont peut-être un peu trop caricaturaux pour que qui que ce soit puisse s’y reconnaître ; dommage »

    Je trouve au contraire qu’il y a beaucoup (trop) de Frédéric en moi : c’est assez douloureux, mais bizarrement j’aime ça…

  4. Eric says:

    Ah, et pourtant le language de commercial de notre président et de tant d’autres personnes me saoule à l’écourement, et pourtant j’ai aimé le dernier Lynch.
    Cela dit, votre bobo n’a peut-etre pas réellement aimé Lynch, il se gargarise juste d’en parler et de croire que c’est bien d’aimer ça, ca donne un air.
    Non ?

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Patrick Corneau