schulz1.1200327755.jpgBruno Schulz, en 1935: « La grandeur est répartie parcimonieusement sur la carte du monde, comme les éclats d’un métal précieux sur des hectares de rocaille. Le manque de foi en la grandeur est inné dans l’esprit humain. Il y a en nous un esprit de petitesse qui attaque, creuse, brise, fracasse, désagrège, sape le rocher de la grandeur. C’est le travail incessant, fébrile, souterrain, de la petitesse. » (1)
Il fallait être un grand poète comme Bruno Schulz pour pressentir ce qui nous submerge aujourd’hui. Un grand homme, je veux dire un homme debout, est nécessairement la cible privilégiée de l’esprit de petitesse. Et c’est un homuncule, de la plus vile espèce, un officier nazi qui, le jeudi 19 novembre 1942, assassina de deux balles dans la tête le peintre-poète.
En 1840, soit un siècle avant l’essai de Bruno Schulz, Alexis de Tocqueville, à sa manière nous avait regardés, nous, les hommes de son avenir:
« Je veux imaginer sous quels traits
nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’entre eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […] Quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté, mais il ne les voit pas; il les touche mais il ne les sent pas; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul. […] Au-dessus des citoyens, s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge adulte; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. […] Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? » (2)
S’il subsiste des amis de l’esprit de grandeur, ceux-ci sont hantés non par les « grandeurs d’établissement » (selon Pascal) ni par les slogans cocardiers format affiche mais par le spectre de la mort provisoire de l’Esprit. Ils se font discrets, conscient que leur espèce, considérée comme « décorative » dans le train du monde, est en prompte voie de disparition.
Qui, aujourd’hui, est réellement en mesure de résister à la propagation de l’esprit de petitesse et à ses ravages?

1. Bruno Schulz, Œuvres complètes, trad. du polonais par Suzanne Arlet, Thérèse Douchy, Christophe Jezewski, François Lallier, Allan Kosko, Georges Lisowski, Georges Sidre et Dominique Sila-Khan, Denoël, 2004.
2.
Alexis de Tocqueville, La Démocratie en Amérique.

Illustration: autoportrait de Bruno Schulz

  1. Belles citations et références. Cela me fait penser à ce que j’ai lu l’autre jour dans le dernier « Nouvel Obs » (du 7 au 13 février, page 45) :

    « Sarko : dis-moi, Céline…

    Devant la presse, lors de son voyage en Inde, Nicolas Sarkozy a une nouvelle fois évoqué Louis-Ferdinand Céline, son « écrivain préféré », dit-il. Le nouveau chantre de la « politique de civilisation » a justifié sa passion pour l’auteur du « voyage au bout de la nuit » de la façon suivante : « On peut aimer Céline sans être antisémite, comme on peut aimer Proust sans être homosexuel… »

    Voilà une analyse sans gêne.

    O combien! Je me demande même – compte tenu du style général de la personne, si ces déclarations ne sont pas « ventriloquées » par le Think tank présidentiel. 😉

  2. Zone Franche says:

    ça me rappelle un article de Philippe Caubet dans « la revue des deux mondes » de janvier 2008 , sur « l’esprit de petitesse »…les mêmes citations exactement, et mêmes commentaires
    Il aurait été honnête de le signaler …

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Patrick Corneau