Dans le beau récit* d’un voyage illusoire, je veux dire décevant, aux sources juives de sa famille polonaise, Henri Raczymow, conclut par ces mots définitifs: « J’ai vu ce que je devais voir, j’ai marché où je devais marcher. Varsovie: traces du rien, du disparu, de l’effacé. Cracovie: ostentation de signes juifs omniprésents à finalité commerciale. Le déficit et l’excès deux modalités convergentes de l’absence. J’ai croisé des tombes et des fantômes. » Auparavant, il cite en passant un texte extrait d’un recueil de nouvelles de Gombrowicz (Le festin chez la comtesse Fritouille), où l’on peut lire ce portrait d’un convive:
« … un certain baron, le baron d’Apfelbaum, d’origine assez douteuse, mais qui rachetait par la famille de sa mère, apparentée aux princes Pstrycinski, et par la quantité de ses millions, la qualité de ses ancêtres et la forme déplorable de son nez. »
Et Henri Raczymow de commenter ainsi: « Il est vrai que c’est un texte de jeunesse, daté de 1928. Il avait vingt-quatre ans. (Il faut prendre très au sérieux les écrits de jeunesse des écrivains. C’est là qu’ils sont au plus près d’eux-mêmes.) Il a peut-être changé, ensuite, Gombrowicz. Il n’a peut-être plus écrit de tels propos. Surtout que les soi-disant barons d’Apfelbaum** furent tous exterminés, avec méthode. Qu’il ne resterait plus en Pologne que les Pommier polonais de belle lignée. Mais il devait bien s’en moquer, alors, Gombrowicz, des Pommier de Pologne. Barons ou pas. Il serait en Argentine, à cette époque. »
Je retiens la mise en garde – modestement placée entre parenthèses: à méditer. Elle ouvre des perspectives inédites et souvent dérangeantes sur des réputations bien établies de « grands écrivains » (Cendrars, Aymé, Cioran, Eliade, Gide, Genet, Hergé…).

*Dix jours « polonais », Gallimard, 2007.
**Apfelbaum = pommier

Illustration: photographie de Witold Gombrowicz et Rita Labrosse (1966).

  1. Ecrits… et dessins de jeunesse, car Hergé est-il un « grand écrivain » ?

    Même si on lui a reproché son « Tintin chez les Soviets » (« anticommuniste ») puis, plus récemment, son « Tintin au Congo » (« colonialiste »), n’était-il pas l’expression de l’idéologie domininante à cette époque ?

    – Gide : a écrit « Retour de l’URSS » en 1936 et a quitté la France le 4 mai 1942 pour Tunis (il a même rencontré le général de Gaulle).

    – Jean Genet : il faut faire la part de la provocation dans ses éloges d’Hitler ou ses propos antisémites.

    Pourquoi ne citez-vous pas Céline parmi les « grands écrivains » : lui, il ne s’agissait pas simplement d’écrits de jeunesse (puisque ses pamphlets antisémites sont toujours interdits).

  2. Danalia says:

    Oui, Céline, qui est vraiment pour moi un grand écrivain, en dépit de ses propos plus que choquants… Mais dans ses écrits, je perçois une grande compassion pour l’humanité souffrante, misérable (notamment dans « Mort à crédit »). Ce n’est pas une excuse, me direz-vous… La question se pose souvent, dans le domaine de la musique aussi, de savoir si on doit rejeter l’oeuvre d’un créateur en raison des idées ou des convictions qu’il a exprimées par ailleurs… Penser « comme il faut », avoir « bonne conscience » en ne cautionnant pas certaines idées… Mais l’Art ne s’épanouit-il pas aussi quelquefois, comme certaines fleurs magnifiques, sur des tas d’immondices ? (je ne voulais pas faire ici de jeu de mots, mais j’ai écrit « l’Art » avec un grand A – un grand tas ; je m’en aperçois à la relecture)…

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Patrick Corneau