4047504-md.1198677283.jpg« J’aimerais dessiner, petite fantaisie géographique, une carte de l’Europe d’où serait absente la France, dont je ferais un nouveau continent, éloigné, isolé grâce à des frontières naturelles. Je pense que ce démembrement ne défigurerait pas l’Europe et ne déséquilibrerait pas la France. À la vérité, vue du cœur de Paris, l’Europe est peut-être une notion, mais certainement pas une réalité. D’ici, on ne voit pas le continent. Il est parfois une formule, jamais un esprit.
Vivre à Paris pendant deux ans signifie être absent d’Europe pendant deux ans. Lorsque je dis cela, ce n’est pas une image: je pense à une absence matérielle, totale. Tout ce qui se passe sur le continent parvient à Paris au titre de simple information. On dirait que les Français inscrivent à la rubrique des curiosités les événements qui surviennent à l’étranger. Il y a des nouvelles amusantes, alarmantes, gaies, tristes – ce ne sont que des nouvelles. C’est-à-dire des anecdotes. A Paris, on est privé des éléments de compréhension et de reconstitution qui pourraient donner une vue exacte de ce qui arrive ailleurs.
Ce qu’on appelle « esprit local » est-il ailleurs en Europe mieux enraciné, plus tenace, moins malléable? Voilà un pays libre, où n’existe aucune censure, ni légale, ni morale, et qui élimine néanmoins tout ce qui ne le concerne pas directement, tout ce qui ne lui ressemble pas, tout ce qui ne se soumet pas à lui! Il s’agit à l’évidence d’une attitude organique, puisque autrement le Français – un esprit ouvert et chercheur, curieux de tout – écoute volontiers les rumeurs venues de l’extérieur, sans réussir toutefois à les situer dans leur cadre précis. On édite à Paris des livres étrangers, on amène des conférenciers de partout, on entretient de vastes réseaux de renseignements, mais, en dépit de ces efforts, la perspective du monde vu d’ici reste incomplète, fragmentaire.
Le Français est prisonnier de son tempérament. Il ne sait pas voir au loin et ne sait pas juger selon de nouveaux critères. Étant donné qu’il s’agit d’un type cartésien, je ne crains pas de dire qu’il est borné (ce qui, en langage cartésien, tout comme dans mon intention d’ailleurs, peut valoir un éloge). Il connaît ses limites, et il se les impose. Il est, dans le sens le plus général du mot, un provincial. Il a ses manies, ses paresses, ses habitudes. Son esprit local n’englobe même pas la France tout entière, il est confiné dans sa province. (Voir le mépris du Nordiste envers le Normand, la répulsion du Breton envers le Provençal.) Jusqu’à Paris qui, malgré son aspect de Babylone superficielle, est divisé en régions distinctes, en véritables provinces autonomes.
L’Europe des Français est une Europe passée à travers le prisme de leur esprit local. Ils ne voient que par rapport à eux les événements qui marquent le continent, les joies et les malheurs des nations, des hommes. Qu’ils se calfeutrent chez eux ou qu’ils aillent parcourir le monde, ils sont incapables de juger les choses en tant que telles, dans leur réalité autonome. Clairs ou voilés, leurs souvenirs, ainsi que leurs certitudes et leurs doutes, fondent toujours leur jugement.
Du reste, il y aurait sans doute nombre d’autres exemples pour illustrer une incompréhension séculaire: celle qui touche à l’Allemagne. (Elle est, notons-le, l’une des plus tenaces, des plus totales, des plus irréductibles de toutes celles qu’a pu enregistrer l’histoire. Le Français ne comprend rien à l’esprit d’outre-Rhin, ce qui n’est pas toujours le cas de l’Allemand).
On pourra m’objecter, à cause de cette incompréhension envers l’Allemagne, que mon exemple n’est pas concluant. Mais il en va de même lorsqu’il s’agit de l’Espagne ou de l’Italie, de la Russie ou de la Roumanie. Pour une raison bien simple: le Français, aux yeux duquel l’Europe ne constitue qu’une formule diplomatique, juge uniquement selon ses critères et à partir de ses positions, qu’il est incapable de quitter. (…) »,
Mihail Sebastian, « Le Français, un type non-européen » dans Promenades parisiennes (traduit du roumain par Alain Paruit), L’Herne, 2007.

Ce regard sur la France par un écrivain roumain francophile a paru dans une revue à Bucarest en mai 1931. Le monde a bien changé depuis, la mentalité et l’attitude des Français par rapport à l’Europe (et au monde) ont-elles beaucoup évolué?

Illustration: « Blind man with europe map on head », photographie d’Antoine Mas

  1. miklos says:

    Texte intéressant. Mon impression – pour avoir vécu surtout à l’étranger – est que le Français n’est pas tant aveugle de l’Europe (ou du reste du monde) qu’il n’est auto-centré, jugeant tout ce qu’il voit, de près ou (de préférence) de loin, à l’aune de la francitude (mot attesté depuis 1978, au moins) qu’il considère encore universelle. Cela me paraît d’autant plus vrai actuellement, du fait de la perception de perte d’identité face à « la mondialisation » et donc d’une peur (et d’un repli identitaire) qui n’est pas sans faire écho à celle dont parle Sebastian.

    Merci pour votre commentaire que je partage totalement (ayant aussi vécu à l’étranger) concernant cette frilosité française et ce manque de curiosité (où quand il y a intérêt pour le « non-français » c’est avec un peu de condescendance et/ou de scepticisme). 😉

  2. Danalia says:

    C’est bien vrai que vivre à l’étranger donne un regard différent, plus ouvert aux autres cultures… Encore que j’y aie connu des Français totalement incapables de faire évoluer leur mentalité…

  3. gballand says:

    Ce texte est effectivement intéressant, mais il donne l’impression que un français ressemble à un français qui ressemble à un français, qui ressemble lui-même à un autre français… donc il suffirait de voir un français pour savoir à quoi ressemblent tous les français ! Ne serait-ce pas un peu réducteur ?

Répondre à DanaliaAnnuler la réponse.

Patrick Corneau