dollhouse.1198245724.jpg« Il est peut-être cruel, mais non moins utile, qu’un enfant soit élevé au milieu de personnes qui ont vingt ou trente ans de plus que lui. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’à mon enfance, irrégulière sous bien des aspects, se superposa avec une ineffable sérénité une autre enfance déjà parcourue: celle de mes grandes cousines et de leurs frères, les derniers enfants à chapeaux de paille et hautes ceintures bleues que le monde n’enleva pas à leur enfance. Je ne voudrais pas trop m’attarder sur les jouets austères et fascinants dont j’héritais, d’après-midi en après-midi: cette maison de poupée, en noyer sombre, avec ses chambres si dou­cement, si tièdement funéraires, avec le lit à dossier décoré, la petite chaise à bascule pansue, le lavabo pareil au calice d’une fleur, avec son petit broc bleu, bourgeon clos. Et les minuscules tapis de laine verte et les couvre-lits matelassés, et cet absurde banc, bien solide sur ses pieds ondulés, qui appartenait à la mai­son de poupée, mais qui évoquait pour moi la saveur des longues siestes en plein air et m’inspira toute une série de minuscules potagers, patiemment clôturés avec de petites branches d’ulmaires, dans les coins les plus secrets du jardin. Des jouets qui avaient traversé une guerre, qui avaient franchi, d’un bond héroïque et incommensurable, l’abîme qui devait couper un siècle en deux, pour venir se poser sur la fragile limite du dernier contrefort, où nous résistions encore: jus­qu’à quand?
Derniers jouets, infimes et douloureux témoins d’une époque où le rapport à l’enfance ne se réglait pas sur la complicité, où le jeu était encore prophétie et propédeutique; cette unique et toujours insuffisante répétition générale de la vie qu’est précisément l’enfance: la voiture n’est qu’une voiture plus petite, le cheval de bois, un authentique cheval en miniature, la poupée est une femme rapetissée ou une fillette, mais jamais un pantin allusif et ambigu comme la petite fille de trois ans, avec des boucles d’oreilles, un bandeau et une rose à la main qui, encadrée dans un coin de ma chambre, ressemblait plutôt à une petite grand-mère potelée, et qui était pourtant la seule créature pour laquelle soupirait mon enfance uniquement peuplée d’adultes. »

Ce texte magnifique sur les « derniers jouets » est le modeste cadeau que je voudrais faire à mes lecteurs en ce jour de déballage de nouveaux (faux) jouets « Made in China ». Il est extrait de La Noix d’or de Cristina Campo, auteure d’une oeuvre concise et secrète mais d’une rare incandescence.

Ce billet est dédié à S. L.

Illustration: Sheila Leirner’s Dollhouse (détail), photographie ©SheilaLeirner

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Patrick Corneau