Dans son Journal d’un voyage à Paris en 1814 (Ed. Le Promeneur, Gallimard, 2001), Jean Henry* emploie à plusieurs reprises l’expression « déjeuner à la fourchette ». Intrigué, je fais une petite enquête qui m’apprend de bien curieuses choses sur nos rituels de table. Il apparaît qu’en France, le glissement sémantique entre la suite déjeuner – dîner – souper vers celui de petit-déjeuner – déjeuner – dîner serait né avec les salons de madame Récamier et de madame de Staël au XIXe siècle. Jusque-là, le premier déjeuner dit aussi « déjeuner à la tasse » se prenait au lever. Le second déjeuner dit « déjeuner à la fourchette** » ou « déjeuner dînatoire » était alors un repas de viandes et de nourriture solide servi en milieu de journée, entre 10h et 12h, nécessitant l’instrument qui au début ne disposait « rustiquement » que de deux branches. On priait à dîner à 17h ou 18h. Mais au XIXe siècle, ces heures reculent constamment ; on prie à dîner vers 19h30 et au début du XXe siècle, une domestique stylée sert le déjeuner à midi exactement. Sans doute parce que la vie moderne impose ces rythmes et parce que se développe le modèle de la femme au foyer. Occupée toute la matinée à la supervision de la maison et au soin des enfants celle-ci, forcément, ne trouve plus le temps de déjeuner à 10h…

*Pasteur d’une des Eglises réformées françaises de Berlin, lettré et amateur d’oeuvres d’art, Jean Henry est un descendant de huguenots réfugiés au Brandebourg. En tant que conservateur de la Bibliothèque et directeur du « Cabinet des antiques » du Roi de Prusse, il fut envoyé en mission à Paris au printemps 1814 avec pour mission de récupérer les oeuvres d’art confisquées à Berlin en 1807 pour Napoléon par le fondateur du Musée du Louvre, Dominique Vivant Denon.
**Paradoxalement en russe une « fourchette » est un buffet sans fourchette, ou plutôt un repas pris le soir où l’on mange debout avec la « fourchette d’Adam », les doigts! Par ailleurs, dans le langage des militaires, un « déjeuner à la fourchette » est une attaque à la baïonnette…

Illustration: « Spoon fork », photographie de Steve Maslin.

  1. A propos du rythme des repas, j’ai le souvenir de celui de ma grand-mère (petite ferme dans l’Ain, 3 vaches, quelques poules et lapins et un peu de terrain) au début des années 70. Elle se levait avant l’aube et grignotait alors du pain beurré accompagné d’un café transparent. Vers 9 heures : pause. Elle sortait la grosse couronne de pain et le fromage sur la toile cirée de la grande table de la cuisine. Vers midi –midi trente, c’était le solide repas fait de viande et de légumes du jardin, arrosé de vin de la production maison. Puis, vers 19 heures, il y avait la soupe (pommes de terre, poireaux, carottes non mixés), qu’on mangeait avec du pain, et, le cas échéant, un peu de fromage.
    Elle utilisait bien entendu la fourchette, mais le plus utile pour la prise des repas restait le petit couteau qu’elle avait toujours sur elle.

  2. Merci pour ce témoignage qui sera confirmé par bien des lecteurs de notre génération, la dernière sans doute à avoir connu une France rurale (où, par exemple, on utilisait encore la traction animale – je revois encore dans la petite ville où je suis né la charrette du livreur/déménageur). 🙂

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Patrick Corneau