koestler.1189187366.jpgOn a un peu trop vite oublié un esprit comme Arthur Koestler (1905-1983) qui, à travers des écrits plein d’alacrité et d’humour, lourdement payés dans diverses prisons et camps* du XXe siècle, a finement décrit, c’est-à-dire avec légèreté et sérieux, quelques-uns des traits, pas forcément flatteurs, de la « France éternelle ».
Dans La Corde raide**, Koestler rapporte par exemple comment il découvrit « la devise du Français moyen: Il faut se défendre », et comment il l’interprète: « Les Français sont probablement, avec les Américains, le peuple le plus individualiste du monde. Mais, tandis que l’individualisme américain est juvénilement agressif, l’individualisme français est résigné et défensif. » La formule peut sembler réductrice, mais elle a quelque chose à dire aux fidèles de Jean-Marie Le Pen et de Philippe de Villiers; elle sert aussi à Koestler à expliquer la confiance absurde que l’État-major, et la France entière, avaient placée dans la Ligne Maginot et sa perspective uniquement défensive et statique. On sait ce qu’il en advint lors de la « drôle de guerre ». Pendant les évènements de juin 40, Koestler retrouve cette attitude mesquine, blessée, qui peut tourner à la hargne, cette obsession de « ne pas se faire avoir » qui conduit à voir partout du « bourrage de crâne ». Parfois, ce cynisme soupçonneux vire paradoxalement à la crédulité la plus désolante, pour ne pas dire la plus bête. Ainsi quand il évoque des descendants d’émigrés italiens des Alpes-Maritimes, « devenus français d’une manière frappante, ils avaient acquis très vite la conviction du Français moyen, à savoir que la politique était du banditisme, que devenir député ou ministre était seulement un moyen de gagner son bifteck et plutôt gros; que tous les idéaux politiques en ismes étaient du commerce. »
Ces lignes n’ont rien perdu de leur mordant. Et chacun les confirmera en regardant autour de soi: aujourd’hui Il faut se défendre… parce qu’on a peur (du sida, de la pollution, des vaches et des moutons, du tabac, des banlieues, de l’insécurité, du FN, des barbus…) ou, plutôt, on nous fait croire qu’il faut avoir peur…
Le lisant – et me rappelant que ce résistant juif antifasciste échappa de justesse à la France moisie de 1940 pour devenir non seulement un citoyen, mais un écrivain britannique talentueux et prolixe je ne peux que louer le sursaut qui permit à certains d’échapper à l’enfermement dans le sentiment franco-centrique de surestimation de soi qui définit la France et paradoxalement induit frilosité et immobilisme. La « doulce France » – si aimable, si savoureuse – est aussi capiteuse: elle monte à la tête (comme le « vain pur » disait Georges Perros), fausse les pensées, égare, fait perdre le sens des proportions.
Pendant que la France se regarde en son miroir, le monde, lui, est déjà ailleurs. Loin.

* La Lie de la terre (Scum of the earth, 1941) est le récit des persécutions du gouvernement français contre les étrangers en 1939-1940. Peut-être l’un des meilleurs livres sur la France contemporaine.

** Les oeuvres autobiographiques d’Arthur Koestler sont rassemblées dans une édition établie par Phil Casoar chez Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1994.

  1. L’oubli est une stratégie pour éviter d’avoir à affronter la vérité, c’est-à-dire la pathétique réalité d’un monde qui vaque à ses illusions lyriques et réconfortantes pendant que le « reste » du monde crève. Tout est fait pour réduire l’espace mental des individus à l’ici et maintenant. Appauvrir autant que possible la connaissance de l’histoire et des sociétés précédentes pour instaurer un temps unique et éternel réduit au moment présent: c’est la fameuse « option Paradis » dont parle François Taillandier dans « La grande intrigue », sa magnifique et lucide exploration romanesque de notre temps… 😉

  2. totem says:

    Sans oublier « le zero et l’infini » histoire d’une épuration politique radicale mais dont les propos sont d’une lucidité que l’actualité ne saurait ignorer.

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Patrick Corneau