J’évoquais hier l’état d’irresponsabilité de l’homme face aux conséquences de ses actes, ceci amène à se demander, beaucoup plus généralement, comment peuvent aller de pair ces deux inconciliables que sont la haute culture et la barba­rie à tonalité scientifique ou politique, la première étant souvent le bras armé de la seconde. Comme l’a rappelé George Steiner, le « gentleman » qui écoute Schubert le soir après avoir torturé dans l’après-midi n’est qu’un spéci­men ordinaire parmi une foule d’autres dont la descendance est faite de gens ni pervers, ni sadiques mais, hélas, effroyablement normaux. Quelles que soient les réponses proposées, la question reste béante. Dans un entretien radiophonique avec le même George Steiner, Antoine Spire demandait à celui-ci à propos de la Shoah:
« Mais pourquoi la culture n’a-t-elle rien empêché ?
– Et pourquoi, parfois, elle a encouragé! renchérit Steiner en guise de réplique. Et de poursuivre:
– Arthur Koestler (…) était per­suadé qu’il y a deux parties dans le cerveau: une petite partie, éthique et rationnelle (encore très petite), et un énorme arrière-cerveau, bestial, animal, territorial, plein de craintes, d’irrationalités, d’instincts meur­triers et qu’il faudrait encore des millions d’années – belle promesse ! – pour que l’évolution morale rat­trape notre condition, nos techniques de destruction et d’agression. C’est une théorie. Serait-ce la mienne?* »
Une exploration spéléologique du cerveau peut, peut-être, indiquer des pistes en vue d’un début de compréhension, mais cela n’en laisse pas moins insatisfait et l’énigme persiste tant est violente cette contradiction inhérente à la nature humaine.

*Le texte de cet entretien radiodiffusé de janvier 1997 a été publié sous le titre Barbarie de l’ignorance aux éditions Bord de l’eau, 1998.

Illustration: « Visiting the brain of Homer Simpson », montage photographique de Juan Santana

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Patrick Corneau